Instants poétiques·L'Art du Roman

L’Arrachée belle – Lou Darsan

Nie ton corps, nie tes mensonges, le manque, le trop plein de ton désir contradictoire, le mépris de toi. Écrase.

Derrière la porte, son corps dans la baignoire et les pensées prises en tenaille, le cœur entre deux eaux. Dans l’appartement, une relation qui prend l’eau, un besoin de plus en plus tenace de déserter les lieux et d’aller voir ailleurs si elle y est, persuadée que sa place n’est plus auprès de celui qui partage sa vie. Alors elle ouvre la porte, s’échappe à pas feutrés avec la discrétion d’une chatte de gouttière qui appréhende la nuit en domptant sa furieuse envie de liberté.

Elle a trouvé en lui les injonctions qui pesaient sur elle.

Dans un récit à la puissance poétique éclatante, Lou Darsan nous conte une échappée intérieure, une évasion introspective, une fuite vers le mieux, à l’épreuve du dehors. Le monde qui l’entoure grouille de bruits, d’êtres en mouvement, de ballets de petits riens. Sa sensibilité poétique devient sa manière de décrire le monde dans ses recoins imperceptibles, voluptueux, rugueux et âpres… Son ailleurs se déploie dans une symphonie du verbe qui trouble, dérange, enchante ou bouscule. Sa plume dansante énumère, métaphorise, danse avec les mots pour une lecture tourbillon qui envoûte ou électrise.

Les images oubliées surgissent parfois, inopinées, importunes, dans le désordre.

Il faut bien admettre qu’entrer dans cette lecture a tout de déroutant et qu’il serait aussi aisément compréhensible de céder à la tentation de l’abandon. Ce roman écorche les habitudes et peut vous perdre assez tôt quand on prend les premiers chapitres de plein fouet. Mais entre nous, persévérez. Prenez le temps d’apprivoiser ces pages-là riches d’une prose exigeante qui vaut l’expérience de lecture.

À quel moment les souvenirs d’enfance ont-ils été enfermés dans une bouteille dont les effluves, quand elle la débouche, la font pleurer? Tous ces éclats de rire , ces genoux écorchés, ces odeurs d’herbes coupées, ces foulards poussiéreux métamorphosés en robes, capes ou toges, ces arbres et ces roches escaladés, ces après-midi de lecture au grenier, ces fugues à la plage, ces baisers maladroits et ces étreintes folles, ces complicités d’été, ces courses éméchées dans les rues la nuit, quand ont-ils dérivé si loin qu’ils sont devenus flous, comme l’encre qui s’estompe des images cartonnées? […] Leur absence se situe dans une zone précise, un creux derrière le nombril, que le présent ne comble jamais, qu’il n’atteint même pas. Elle a nommé ce manque : être adulte.

Femme végétale, femme poussière, corps carcan, corps ruisselant. À l’écoute de la moindre mélodie de la nature, du moindre craquement, du moindre battement. Parfois, son récit se fait précis botanique pour mieux dire sa symbiose avec cet ailleurs qui accueille sa fugue salvatrice. Un esprit et corps en ébullition, un corps à reconstruire et esprit-puzzle à réconcilier avec les fantômes des pensées qui chuchotent. Son arrachée belle est une fusion avec le monde qu’elle effleure de ses pas, qu’elle frôle du bout des doigts. Partir. Renaître sous le feu d’une synesthésie narrative aux accents très baudelairiens portée par l’idée furieuse que seule l’arrachée répare. Loin du monde, et plus près de soi.

Il lui faudrait nager encore, dans une eau froide, vers le large, dépasser l’écume mousseuse et la barre des vagues, se déchirer les bras et le cœur dans l’océan, nager jusqu’aux limites du monde et aux gueules sanglantes des monstres marins qui les gardent ; il lui faudrait un effort lent et soutenu pendant plusieurs années, un effort qui anéantirait les sensations sur sa peau, qui transformerait les caresses du vent en coupures et petites douleurs ; pour enfin comprendre, puis pardonner, puis oublier les mues qu’elle a laissées derrière elle. […] Le pardon l’effraie peut-être plus que l’oubli : il est à la fois le creux qui la ronge et le poids qui lui pèse.

Une chronique de premier roman à l’heure où le deuxième titre de Lou DarsanLes heures abolies – vient de paraître.

BO des pages tournées : Ocean – Alice Phoebe Lou

La Contre Allée au milieu des livres : Baby Spot – Isabel Alba / Pas dans le cul aujourd’hui – Jana Černá

Prolongements et échos littéraires :

L’Arrachée belle – Lou Darsan
Éditions La Contre Allée, collection La Sentinelle
(Actuellement poche dans la collection Babel – Actes Sud)
15€ / 160 pages / 2020
Littérature française / Prose poétique / En sortir23 en 2023 ? (3/23)
Chez Mag

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