Et mon coeur fait boum·Instants poétiques

Décomposée – Clémentine Beauvais

Il y en a eu des charognes Jeanne, dans nos vies,
les corps de grands bourgeois mangés par les substances,
les corps des putes et des enfants des putes
des vieilles voisines et des anciens amis.

Il est là. Sans vie. Un corps abandonné qui grouille de vermine. Repéré par des amants en goguette, le cadavre sous la plus baudelairienne deviendra « Une Charogne » et s’offrira paradoxalement l’éternité à travers la postérité littéraire. C’est à cette chair en décomposition que Clémentine Beauvais donne la parole. Elle s’empare de sa voix pour raconter son histoire. Cette femme morte retrouve ainsi la vie le temps de quelques pages de poésie. Elle acquiert à un prénom, ravive les souvenirs d’un passé qui l’accable, se laisse traverser par des sentiments qui la bouleversent, viscéralement. Enfin, elle s’offre une liberté d’être ce qu’on lui interdit dans un siècle qui ne se soucie guère de la destinée des femmes. Cette renaissance se fait sous les yeux de deux témoins privilégiés que ne sont autres que Jeanne Duval et Baudelaire lui-même, à la fois spectateurs et acteurs de cette curieuse intrigue.

Les muses ont-elles besoin de nom de famille ?
Quand je suis venue à Paris moi aussi j’ai perdu mon nom,
comme on laisse échapper un sou dans un égout.

De l’enfance à l’âge adulte, cette voix retrace le chemin qui éloigne de ses montagnes pour la mener jusqu’aux rues pavées de Paris. La belle Grâce foule les planchers des bordels, touche et coud de ses doigts fins les tissus délicats, use de ses aiguilles pour vêtir les femmes le jour et les libérer au cœur de la nuit quand elles décident, démunies et fébriles, de ne pas garder la vie qui palpite au creux du ventre. Une vie de rencontres, de choix sans retour possible, pour un portrait de femme fantasmé et formidablement orchestré par l’autrice. La prouesse? Celle d’avoir littéralement incarné ce corps en décomposition en le faisant surgir de l’immondice.

Voilà comment je suis devenue
au bout de mes objets courbés
une sourcière,                allant chercher les eaux
de vie,                            pour en soulager
mes amies, qui étaient comme des sœurs.

À l’heure où le ne présente plus Baudelaire et l’on célèbre le bicentenaire de sa naissance, Clémentine Beauvais replonge dans ce si fascinant XIXe siècle pour revisiter l’un de ses poèmes macabres et scandaleux. Après son excellent Songe à la douceur qui modernisait l’Eugène Onéguine de Pouchkine, la voilà qui récidive pour rejoindre la deuxième saison des publications de la collection Iconopop dirigée par Cécile Coulon et Alexandre Bord.

Décomposée va bien au-delà d’un pur exercice de style. Clémentine Beauvais excelle pour reconstituer cette vie imaginaire, elle découd le vers pour tisser sa prose, tricoter sa propre mise en page. Elle nous emporte dans un récit qui dépeint la condition des femmes de l’époque à travers un personnage à la grande finesse d’esprit, revendiquant – au nom de ses idéaux – son goût de la transgression. Il est question d’amour, de famille, de convictions, de sororité. Et quitte à être culottée, là voilà qui va jusqu’à convoquer au fil des pages la fameuse synesthésie si chère au poète. Ici aussi, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent, comme pour mieux nous plonger dans ce monde qu’elle dépeint.

Si je peux décrypter ces vestiges intérieurs, si je sais si bien lire leurs runes,
c’est d’avoir côtoyé tant de présences miniatures,
c’est d’avoir tant accompagné leurs ruptures.

Éminemment théâtrale, l’histoire se défait de la nécessité historique et se moque des carcans génériques en mêlant – avec talent – le récit versifié, l’art du roman policier et les propos que l’on retrouverait – de manière plus développée – dans certains essais féministes. Foutraque? Jamais. Tout sonne juste, pique avec pertinence et ce sans jamais nous perdre. L’écho contemporain n’est évidemment jamais loin quand on connaît les combats encore à mener sur ce sujet. Remarquable.

L’aube nous coud ensemble, de ses petits points bien serrés
c’est de l’amour, et de la compassion, et de l’intelligence, et de la grâce.
Nous nous aimons dans tous les interstices de la fatigue.
Huit heures claironnent. On se dénoue, mais on préserve
dans les plis de nos corps la mémoire exacte de nos étreintes.

  • Un prolongement littéraire à travers l’album Jolies ténèbres auquel j’ai souvent pensé en lisant ce texte.
  • Clémentine Beauvais au milieu des livres : Songe à la douceurComme des images
  • Un dimanche matin « Varions Les Éditions En Live » (Lien à venir)
Décomposée de Clémentine Beauvais
Édition L’Iconoclaste dans la collection L’Iconopop
13€ / pages / 2021
Instants poétiques / Classique revisité

22 réflexions au sujet de « Décomposée – Clémentine Beauvais »

  1. Les synesthésies, ma figure de style préférée…
    N’ayant lu que « Les petites reines », un roman jeunesse de Clémentine Beauvais (que j’ai adoré d’ailleurs, j’ai tellement ri !), je pensais que c’était son registre. La couverture de Décomposée me fait d’ailleurs penser au genre Young Adult.
    Finalement, Décomposée est très loin de ce que j’imaginais et ta chronique magnifique me donne très envie de découvrir ce texte.

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