Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.
Elle a vingt-trois ans quand elle découvre sa grossesse. Ce n’est ni le moment, ni une bonne nouvelle. Nous sommes en 1963 et le droit à l’avortement est encore un long combat à mener. Puisque la loi l’interdit, les femmes agissent dans l’ombre des petites chambres. Elles confient leur corps à des inconnues que l’on nomme faiseuses d’anges. Du bout de l’aiguille ou à l’aide d’une sonde, elles libèrent du poids trop lourd, des projections impossibles. Elles agissent contre la loi pour venir en aide aux femmes à qui l’on interdit de disposer de leur propre corps. Et dans la clandestinité, les corps meurtris paient parfois très cher le prix de cette liberté-là.
J’avais un sexe exhibé, écartelé, un ventre raclé, ouvert à l’extérieur.
Ce récit d’Annie Ernaux fait partie des incontournables sur le sujet. Elle ose dans ces pages raconter les hommes croisés lui refusant son aide, les faux amis aux propositions à vomir, le corps médical qui lui tourne le dos, les vraies oreilles qui sauvent. Elle décrit la rue, sourde à son bouleversement intérieur, les salles d’attente et les portes qui s’ouvrent aussi rapidement qu’elles se referment. Elle raconte un monde qui n’a pas encore mené un de ses plus grands combats.
Dans l’impossibilité absolue d’imaginer qu’un jour les femmes puissent décider d’avorter librement. Et, comme d’habitude, il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit. On jugeait par rapport à la loi, on ne jugeait pas la loi.
Derrière cette plume et ce je tourmentés, c’est aussi le portrait en filigrane d’une société qui se dessine. Celle qui impose sa violence aux femmes. Celle d’un monde d’hommes au pouvoir, particulièrement zélés quand il s’agit d’imposer leur toute puissance abjecte. La plume d’Ernaux est incisive, sans épanchement larmoyant ni apitoiement. Elle tranche dans le vif et raconte dignement cette terrible épopée du corps avec une transparence qui ne m’a jamais semblé impudique et qui pourtant vous explose au visage. Son témoignage écorche, ravive les douleurs jamais vraiment endormies, vous rappelle que vous avez peut-être eu la chance d’être de celles qui n’ont pas eu à dire non dans la honte, à l’abri des regards qui jugent et dénoncent. L’Événement est un témoignage qui marquera indéniablement les mémoires de filles, de femmes. Celles qui savent et celles qui sauront. Indispensable.
Sœur Sourire fait partie de ces femmes, jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non, avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles.
Une dernière lecture (matinale) publiée sur le fil pour notre RDV Les Classiques c’est fantastique [Saison 2] et ces romans qui disent l’Histoire organisé avec Fanny.
BO des pages tournées : Tu n’as pas de nom – Anne Sylvestre.
Prolongements :
- L’adaptation cinématographique actuellement au cinéma.
- Le brillant Décomposée de Clémentine Beauvais
- Secret pour secret de Charlotte Bousquet et Jaypee
- Il fallait que je vous le dise Aude Mermilliod
- Le Choeur des femmes – Martin Winckler
- 17 ans – Colombe Schneck
L’Événement d’Annie Ernaux Édition Gallimard – Collection Folio 6,30 € / 144 pages / 2000 Les classiques c’est fantastique / Autobiographie / Histoire |
Ce fut un combat si important et on peut faire confiance à cette écrivains pour bien le raconter.
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Important, indispensable, indiscutable.
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Un des rares livres d’Annie Ernaux que je n’ai pas lu. Elle a eu beaucoup de courage de l’écrire. Il a rejoint ma PAL.
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Un autrice qu’il faut que je découvre un jour, je ne sais pas trop par quel livre, peut-être celui dont tu parles ici 😉
Merci pour la découverte !
Bonne journée
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J’avais commencé avec Une Femme et La Place. Deux portraits de ses parents en toile de fond.
Tu me diras si tu te lances.
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Une auteure passionnante et qui n’a pas peur de traiter de sujets forts. As-tu vu le film ?
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Film vu peu après ma lecture. Belle complémentarité et belle lecture de l’oeuvre derrière la caméra. Je te le conseille fortement.
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Pas encore lu et j’irai sûrement voir l’adaptation au cinéma avant de le lire tant j’aime la plume épurée d’Annie Ernaux qui grâce à la simplicité et la justesse de ses mots parlent tellement bien des femmes, de toutes les femmes, une plume universelle féminine 🙂
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L’adaptation est vraiment une réussite. J’ai adoré les deux.
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Ah Annie Ernaux dans les classiques 😁
Ce livre m’a énormément touchée et je serai curieuse de voir la version adaptée.
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Pour l’avoir vue, c’est vraiment très réussi.
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C’est mon livre préféré d’Annie Ernaux. Sa lecture continue à résonner très fort en moi.
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Comme je peux le/te comprendre.
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je développe une sorte d’allergie face aux textes d’Ernaux, je ne veux plus m’y coller, ses mises à nu me sont insupportables.
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Ne plus les lire me paraît indispensable effectivement !
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