BD de la semaine·Et mon coeur fait boum·Neuvième art

Nellie Bly, dans l’antre de la folie – Virginie Ollagnier & Carole Maurel

Je me promis de ne jamais dépendre d’un homme. À 11 ans, je vouais mon avenir à la liberté.

Écrire ses papiers avec ferveur est une chose mais ce que Nellie Bly aime par-dessous tout, c’est partir sur le terrain pour s’imprégner des lieux, aller à la rencontre des gens. Avec une audace évidente et un certain goût pour le jeu, elle s’infiltre dans le terrible Blackwell’s Island Hospital à New York en se faisant passer pour folle. Ses qualités d’actrice la conduisent assez vite sur le banc d’un tribunal qui atteste – sans autre forme de procès – qu’elle a tout à fait sa place parmi ces recluses contraintes et forcées. Nous sommes au XIXe siècle et Nellie Bly pénètre ainsi entre les murs où végètent les oubliées, où la folie tutoie le désespoir.

Vous êtes bien chez les folles! Les hystériques! Les colériques! Les mélancoliques, les agitatrices… Les épuisées. Les audacieuses. Les tristes. Les exclues de la société, les rebelles. Toutes les femmes qui n’en peuvent plus!

Nombreuses sont les femmes qu’elle croise. Certaines, envoyées par leurs époux, d’autres coupables d’être dans le besoin ou simplement immigrées. Dans cette prison « mouroir », Nellie Bly consigne toutes les situations, effarée face à un tel lieu de désolation. En toute impunité, loin du regard du monde et des autorités, le corps médical – si tant est qu’on puisse le qualifier ainsi – maltraite allégrement ses pensionnaires. Sois sale, crève donc de faim ou de froid, souffre sous le joug des mains lestes et des mots trop lourds mais surtout, tais-toi. Bien des crimes odieux se jouent là-bas et rien n’échappe à ce regard neuf et acéré. Jour après jour, elle consigne minutieusement les faits et discute avec des femmes qui n’ont plus voix au chapitre. Durant ce séjour terrible au milieu des fragiles et des laissées pour compte, la journaliste vit ce qu’elles subissent ce qui ne rendra que plus criant de vérité son reportage clandestin.

La liberté tient souvent à la qualité du masque qu’on s’est choisi.

La bande dessinée de Virginie Ollagnier et de Carole Maurel retrace remarquablement cette enquête passionnante de l’incroyable Nellie Bly. Je dois avouer à demi-mot que je ne connaissais absolument pas cette femme avant cette lecture. Pionnière dans sa profession, elle fait partie des portraits de femmes que l’on retrouve notamment dans Les Culottées de Pénélope Bagieu et pas moins de deux albums lui ont déjà été consacrés. Ses enquêtes ont été traduites et certaines sont regroupées sous le titre Les fabuleuses aventures de Nellie Bly.

Pour mes parents, naître petite fille ne supposait pas servitude, devoir et pudeur. Ils m’offrirent la liberté et la force d’être moi, et de m’inventer.

Virginie Ollagnier s’empare de ce sujet sensible du sort réservé aux femmes cloîtrées dans les asiles en faisant d’un reportage un récit historique captivant. Ses portraits de femmes, au-delà même de la protagoniste sont glaçants et l’on prend conscience – de plein fouet – des violences tues et cachées qui leur ont été quotidiennement infligées. Face à cette cruauté sans limite, toute personne même injustement taxée de folie pouvait vite perdre pied et se laisser gagner par la démence. À travers sa journaliste au tempérament de feu, elle prête un regard, accorde son attention, redonne à ces femmes toute la considération que la société new-yorkaise a toujours refusé de leur offrir. Enfin derrière cette enquête menée avec brio, la scénariste souligne l’importance pour les femmes de l’époque d’affirmer leur juste et due place dans un monde d’hommes et prône leur indispensable combat pour l’émancipation. Si Nellie Bly a grandi dans un environnement familial qui lui a permis très tôt de prendre conscience des carcans patriarcaux, lire et découvrir son parcours rappelle combien ces figures féminines déterminées ont œuvré pour la cause féminine/féministe.

La folie peut devenir une consolation à la réalité.

Il est enfin ô combien plaisant de retrouver le trait de Carole Maurel qui donne vie, au fil des planches, à une nouvelle histoire de femme fascinante. Après les méandres de la folie passionnée de son En attendant Bojangles, elle donne cette fois un autre visage à la démence avec cette immersion clandestine dans cet asile d’aliénées. Elle ajoute à son trait – que tout lecteur et toute lectrice appréciant son travail sait désormais reconnaître au premier coup d’oeil – une douce noirceur qui sied à ce récit sombre et cruel. Son héroïne, douce et lumineuse dans cet antre qui brise celles qu’il accueille en son sein, erre au milieu des ombres qui naissent sur les pages par un discret jeu de superpositions. La folie, métaphoriquement représentée par d’immenses tentacules, s’invite insidieusement autour des êtres pour mieux symboliser son emprise et s’immisce progressivement dans la vie de ces femmes perdues, étouffant corps et esprits. Et pour celles qui ont capitulé et définitivement sombré dans la folie, vous verrez surgir des planches ces fantômes – aux allures des fées vertes des buveurs d’absinthe – derniers compagnons de route et de désespoir. Une réussite en tout point.

Carole Maurel au milieu des livres: Jeannot / Écumes / L’Apocalypse selon Magda / En attendant Bojangles

Nelly Bly, dans l’antre de la folie
Scénario de Virginie Ollagnier, dessins de Carole Maurel
Éditions Glénat, collection BIO-GRAPHIC
22 € / 176 pages / 2021

 

Chez Stephie

44 réflexions au sujet de « Nellie Bly, dans l’antre de la folie – Virginie Ollagnier & Carole Maurel »

    1. Bonjour Luocine, pour écrire la bande dessinée, je me suis inspirée des recueils (de ses articles) traduits et publiés par les Éditions du Sous-Sol. Vous avez donc à votre disposition, en français, quatre livres pour découvrir le travail d’Elizabeth Cochrane alias Nellie Bly. Elle vous emportera, car en plus d’être une grande journaliste, elle écrivait remarquablement bien.
      Bonne lecture !

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    1. Cet album me l’a révélée. J’ai aussitôt acheté Les Culottées puisque Pénélope Bagieu l’évoque dans ses portraits de femmes et j’ai également commandé ses enquêtes. Quel parcours !

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  1. J’avais beaucoup aimé le tour du monde de Nelly Bly et j’ai aussi son livre en hôpital psychiatrique (que je n’ai pas encore lu car il doit encore être dans un carton), je ne savais pas qu’une BD avait été faite, je la feuilletterai 😉

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    1. Je viens justement de me procurer les Culottées et un livre rassemblant 5 de ses enquêtes ! Je ne suis pas surprise de savoir que tu as aimé ! Ce sera donc ta chronique de mercredi?

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      1. Je vérifierai demain (je les ai au CDI), et effectivement, si on ne connaît pas et si on ne cherche pas plus d’infos, on les oublie un peu trop vite, ces culottées !

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  2. J’ai lu le premier tome des Culottées (y était-elle ou dans le 2e tome?) mais je ne m’en souviens pas… Alors qu’elle a tout pour me plaire ! Il me faut donc lire cet album!!

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