Et mon coeur fait boum·L'Art du Roman·Que jeunesse se fasse...

Nous sommes l’étincelle – Vincent Villeminot

« – Es-tu prêt à aller au bout de tout cela? » […] Et pour la première fois depuis l’enfance, depuis qu’il est capable de lire toutes les pensées de sa mère, ses silences, ses tristesses, de distinguer les peines à vif du chagrin ancien, de deviner les lassitudes du jour, Thomas ne sait pas ce qu’il faut lui répondre. Ce qu’elle attend. […] Il nous faut rompre avec vous. Franchement. Couper les ponts, les amarres, nous écarter, physiquement, nous retrancher de vous pour pouvoir bâtir autre chose.

Dans un monde qui, à force de jouer avec la surenchère du progrès à tout prix, a fini par se scinder, deux choix radicaux s’offrent à la jeunesse. Être de ceux qui resteront vivre en ville, ou de ceux qui se délesteront de leur « moi social et urbain » pour une vie au cœur de la nature dans des fermes ou des campements où l’autosuffisance et l’autarcie seraient légion.

Do not count on us, texte britannique porté par un jeune universitaire sera l’élément déclencheur de cette prise de conscience adolescente, viscéralement désireuse de s’émanciper du monde que leur cèdent les adultes. Au diable les vies trop mornes et bien rangées, le système monétaire et les carcans étatiques… En retournant « à la terre » c’est plus qu’un nouveau départ que s’offrent les hommes et les femmes qui revendiquent haut et fort leur rupture avec le monde. Leur bonheur est ailleurs, ne dépend plus que d’eux et nulle puissance répressive ne saurait les soumettre à un autre choix que le leur. Nous sommes en 2025, à l’aube d’un projet fou qui se concrétise sous nos yeux sceptiques ou conquis face à cette audacieuse utopie sociale en germe.

L’être humain était parfois un ami. Un amoureux. Un fou. Un juste. Maladroit parfois, souvent plein d’illusions, mais espérant. Entête. Splendide. Candidat au sacrifice.

En 2061, les années ont permis aux précurseurs de se battre pour concrétiser leur monde, refusant les compromis. Les graines semées ont pris racine et les générations issues des ancêtres rêveurs et révoltés ont à leur tour pris la relève des projets de leurs prédécesseurs. Ainsi vivent, à l’orée de la forêt, Allis et Adam et leurs enfants Montana, Dan, et Judith. Née au cœur de cette nature bienfaitrice et protectrice, cette fratrie soudée ignore tout du chemin parcouru pour en arriver là, mais ils savent néanmoins combien l’équilibre instauré demeure précaire.

Et c’est trop tôt à quinze ans, une dernière fois.

En effet, cette vie de reclus au grand air et aux décors joliment bucoliques n’est pas épargnée par les mauvaises herbes. La sérénité ambiante n’est qu’apparente quand on sait que la forêt – à l’instar du monstrueux Dr Jekyll et de Mister Hyde – a deux visages: tantôt havre de paix, tantôt jungle. Et si les Hommes ont appris à la connaître, à l’apprivoiser, ils savent aussi combien il en va de leur survie même de s’en méfier. Non loin de là, les braconniers rôdent, pillent et tuent sans vergogne ceux qui n’appartiennent pas à leur clan. Dès les premières pages, ces sauvages sanguinaires s’en prennent aux enfants d’Allis et d’Adam. Commence alors une course folle pour sauver la vie de leurs progénitures qui comprennent rapidement qu’un impitoyable décompte commence pour eux

Tu sais, on dit que quitter l’enfance, c’est perdre ses utopies…..Devenir raisonnable. Moi, je crois que c’est l’inverse. C’est plutôt les choisir.

Ce sont eux, l’étincelle: ces héros que l’on va suivre avec passion sur plus de cinq cent pages aussi denses que la forêt dans laquelle ils nous entraînent. Buissons feuillus, arbres centenaires, bruyantes chutes d’eau et petits ruisseaux qui chuchotent, cimes fondues dans le ciel témoin des atrocités de la terre abreuvée par le sang… Toute cette végétation devient le théâtre d’un monde qui se construit sous nos yeux, au fil des générations. Trois âges, trois moments essentiels qui ont alimenté l’émergence de cette utopie rurale. De sa fondation à sa mise en œuvre, le récit déploie les histoires familiales qui sont irrémédiablement liées à l’Histoire d’une véritable révolution de la pensée et des modes de vie. Échecs cinglants, regrets amers, promesses (faussement) éternelles, espoirs comblés, paris fous: tout s’écrit sous nos yeux conquis par un tel tour de force narratif.

Que se produit-il en soi quand, ayant renoncé aux illusions, on décide de vivre tout de même? Avec obstination? Et appétit même? De mordre dans cette vie qui a perdu son sens? Que peut-on faire?

Il faut évidemment souligner l’immense talent de Vincent Villeminot pour avoir orchestré ainsi cette symphonie pastorale résolument moderne. Sachez néanmoins que ce livre nécessite un temps d’adaptation face aux premiers chapitres passablement déstabilisants. Il faut d’abord s’approprier une langue et une plume façonnées avec exigence. Il faudra aussi accepter les zones troubles résultant d’une temporalité déstructurée et de récits croisés. Mais cette patience-là sera vite récompensée quand les liens qui unissent les personnages seront mis en lumière et quand le va-et-vient entre les époques aura imposé son rythme et sa cadence. Des récits comme celui-ci sont rares, mais ô combien puissants. Un pavé printanier qui me laisse béate d’admiration et que je regrette d’avoir laissé sommeiller si longtemps sur mes étagères.

On ne peut être « rien ». On ne peut être que des créatures qui laissent derrière elles des traces, des marques, des ordures, des stigmates et des cicatrices.

Et pour les amateurs d’expériences littéraires, une autre façon de lire avec le projet mené actuellement par l’auteur: chaque soir, à 18h, durant la période de confinement, Vincent Villeminot nous donne un rendez-vous lecture. Son roman, L’Île, s’écrit jour après jour sous nos yeux. Prêts à rejoindre les insulaires les Kids? Moi oui ! Et c’est ici que ça se passe :Lecture de l’Île

Nous sommes l’étincelle
de Vincent Villeminot
Éditions Pocket Jeunesse – PKJ

ISBN: 978-2266290913
18,90€ / 512 pages /avril 2019
Que jeunesse se fasseProgrès, rêves et dérives scientifiques

21 réflexions au sujet de « Nous sommes l’étincelle – Vincent Villeminot »

    1. Je serais curieuse d’avoir des retours d’adolescents. Et collégiens et lycéens. Parce que sans être une grande adepte des classifications de ce type, ce roman a aussi sa place en littérature générale. (Mes 4e/3e trouveraient ça compliqué je pense.)

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  1. Il est toujours sur mon étagère. La thématique de l’utopie sociale me fait penser à certaines personnes croisées dans des actions bénévoles, même si mon mode de vie est différent, j’ai souvent beaucoup appris à leur contact. Je vais passer de Zola à Villeminot alors 🙂

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    1. Son roman est d’une densité folle. Et il donne clairement à réfléchir sur nos modes de vie dans la mesure où les dérives de la société dépeinte « avant le basculement » a aussi quelque chose de la nôtre… Je lirai ton avis avec attention.

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