Je suis entrée dans ta tête. Tu vas décortiquer ma vie. Tu vas raconter mon histoire.
Après un séjour entre les murs sombres et silencieux d’un couvent, Eugénie trouve un point de chute inattendu renonçant à son engagement catholique… Quitter les ordres pour une vie de jeune fille peu rangée ne lui fait pas peur et c’est dans un bordel qu’elle choisit de poser ses valises. Elle sait désormais qu’à l’ombre du cloître, les femmes ne se mettent pas à genoux que pour prier: bien souvent, le corps – incapable de se soumettre aux interdits – en réclame d’autres et elle saisit vite l’hypocrisie de l’Institution qui dissimule les vices à l’abri des regards et qui étouffe les gémissements sous la ferveur des chants et des prières…
Eugénie, dans le cimetière que nous portons en nous, les souvenirs sont des bonheurs morts ou des douleurs éteintes. Ceux-là dorment d’un sommeil paisible mais celles-ci soulèvent avec une vraie force la pierre de leur tombe. Elles sont toujours mal enterrées, les douleurs.
Quitte à s’adonner au péché de chair, autant le faire là où lui permet de laisser libre cours à ses pulsions et désirs. Reliques d’un passé révolu, ses vêtements de nonne ont de quoi alimenter les fantasmes de ses visiteurs nocturnes. Au tissu noir et blanc qui transpire une illusoire pureté vient se mêler le fouet vif qui corrige et punit les brebis bien moins égarées que ne le laissent entendre les versets bibliques.
Tu multiplies les masques avec des bouts de vérité.
Quelle alliance incongrue objet de tous les désirs… La Sainte si audacieusement associée à la Putain et au scandale … Un récit qui, dès le titre, sonne déjà comme un délicieux blasphème. Eugénie Guillou n’a rien d’un personnage de fiction. Elle n’en demeure pas moins infiniment romanesque. Fascinante dans ses mystères, insolente dans sa manière de n’appartenir à aucun monde qui voudrait la contraindre au moindre carcan. Femme exhumée des archives de la Préfecture de police par Christophe Dabitch, elle devient vite bien plus qu’un objet de curiosité et acquiert au fil des planches, une place d’héroïne insaisissable incarnant bien des fantasmes et des plaisirs coupables.
On lui reprocha ce que l’on attribue d’ordinaire aux hommes: décider de son sort, le maîtriser, être indépendante. Ce dont les hommes sont en fait incapables. […] Eugénie d’abord me résiste, elle s’accroche ensuite à moi puis le rapport s’inverse: c’est moi qui m’accroche à elle. Elle devient l’étrange raison de mes jours.
Les hommes de pouvoir viennent se faire humilier, les femmes soumises viennent diriger. C’est un carnaval. Mais quand le désir s’éteint, le regard redevient social, comme un verdict.
Il est rare de lire des albums de cet acabit, à la construction si singulière et aux influences artistiques d’une grande diversité. Au milieu des planches, s’immiscent des passages narratifs qui œuvrent comme des respirations, des parenthèses à la puissance littéraire remarquable. La plume de Dabitch donne un souffle assez passionnant à l’histoire de cette femme en contant l’évolution de ses recherches et de ses pérégrinations sur les traces de cette femme qui a souvent choisi la fuite pour échapper aux services de police. On sent, au fil de ces intermèdes captivants, toute sa fascination à l’égard d’Eugénie mais aussi l’emprise obsessionnelle qu’elle exerce sur sa démarche créatrice. Sous sa plume envoûtante (et inévitablement envoûtée) il fait d’un dossier oublié dans les archives de la police un récit hagiographique peu catholique qui ne saura toutefois révéler tous les secrets de cette femme au destin incroyable.
Elle en est parfois l’instrument, parfois la vedette, l’objet ou le sujet, la soumise ou la meneuse, le fouet à la main, elle renverse les rôles.
Sans jamais sombrer dans le scabreux ni le sordide, González, met en image et en couleur cette vie sans compromission où la soumission se vit comme un jeu dont seule l’héroïne maîtrise les codes, impose les tenants et les aboutissants… Les scènes de nus dévoilent les êtres, suggérant sans exhiber vulgairement, comme des dessins qui sortiraient d’un carnet d’artiste, à la croisée des arts entre l’esquisse et le tableau. Les chairs voluptueuses se mêlent ainsi – entre courbes et contorsions – à l’encre et à la peinture. Le charme opère derrière les portes closes et l’on regarde les cases comme on le ferait à travers le trou d’une serrure indiscète…
Lectures en écho au milieu des livres…
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Mary Jane – Damien Cuvillier et Frank Le Gall
Monsieur Jules – Ducoudray / Monin
L’Arleri – Baudoin
Minuit Montmartre – Julien Delmaire (Roman)
Le Client – Zidrou et Man (BD)
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Mécaniques du fouet – Vies de Saint Eugénie – Christophe Dabitch et Jorge González
Éditions Futuropolis
280 pages/ 25 €
ISBN: 9782754822381
Juin 2019

Je le veux !
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Eh bien merci bien ! Depuis sa sortie, ce livre me fait des clins d’oeil en librairie (moi qui suis une grande admiratrice de Sade) et j’avais justement peur de tomber dans le « trop », le « scabreux », le « choquer pour choquer »… Et finalement, cet article m’a convaincu ! Il est définitivement sur ma liste, merci !
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Je ne connaissais pas ce personnage merci de la découverte, je note tout de suite =)
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Je m’incline, surtout si tu sors le fouet…!
Blague à part, je ne savais pas que c’était un personnage réel cette Eugénie, je suis du coup hyper curieuse de la rencontrer !
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Je passe mon tour, mais j’ai quand même lu avec intérêt ton billet, évoquant l’hypocrisie de l’Institution, ça me parle.
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Voilà un album toutafé intriguant !
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passer du couvent au bordel, grand écart assuré ! en tout cas tu donnes envie de le découviri
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Ah, tu m’intrigues avec ta religieuse qui change de carrière!
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à la fois je suis super curieuse et en même temps pas forcément tentée 😀
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Pas trop tentée cette fois !
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Pourquoi pas, même si je n’ai pas franchement une âme de voyeuse…
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Allez… je me laisse tenter!
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Ah la voilà cette bd peu conventionnelle mais qui m’a tout l’air d’être sacrément intéressante !
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il a l’air d’être très réussi!
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Du coup, ça me file drôlement envie de la trouver dès que ce sera possible !
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Un album dont je n’avais pas du tout entendu parler !
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Très envie de découvrir ces pages !
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Une héroïne peu commune, dis donc ! 🙂
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Elle a le mérite d’imposer sa singularité…
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