La vie est pavée d’occasions perdues.
Se raconter. Gary sait sans nul doute le faire. Enfance, petits aveux de faiblesse, déconvenues et réussites, expériences amoureuses plus ou moins heureuses… Mais derrière ce récit de vie de facture assez classique surgit une figure magnifiée dont l’aura inonde le roman: celle de la mère, omniprésente, qui dès le plus jeune âge de son petit garçon n’aura de cesse de voir en lui un Grand Homme promis à un immense destin. Femme sacrificielle, elle mettra tout en œuvre afin de laisser s’accomplir ses folles ambitions pour ce fils tant aimé.
– Est-ce que tu l’aimes d’amour?
– Non. Je l’aime, mais je ne l’aime pas d’amour.
– Alors pourquoi lui as-tu fait des promesses?
Quitter le pays natal, s’arracher aux racines de l’Est, traverser l’Europe et regagner la France. Rien ne sera de trop, tout sera fait pour que le jeune Romain devienne celui qu’elle projette et aime d’un amour inconditionnel. Devenu cet homme de renom, il lui offre l’éternité figée sur le papier dans un monument littéraire, entremêlant définitivement leurs vies dans ces pages d’une beauté palpable.
Je n’ai jamais imaginé qu’on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains, ce que je veux dire c’est qu’elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n’ai jamais su où aller depuis.
Gary façonné par cette femme, cette femme fascinée par son fils. Un binôme fusionnel raconté avec la plume d’un auteur qui a l’art indéniable du verbe, de la formule qui fait mouche. Sa distance d’adulte lui offre néanmoins le recul – et l’objectivité ? – nécessaires pour parvenir à dépeindre ce lien puissant qui les liait, tout en sachant prendre ses distances avec cet présence étouffante et insistante qui ne pouvait exister autrement que dans l’excès.
Je ne sais pas parler de la mer.
Tout ce que je sais, c’est qu’elle me débarrasse soudain de toutes mes obligations.
Chaque fois que je la regarde, je deviens un noyé heureux.
Pour parvenir à cela, Gary maîtrise avec un humour savoureux, l’art si délicat de l’autodérision. Souvent très drôle, il use de cet art avec beaucoup de finesse et de fausse grandiloquence amusée. Et si certains passages de sa vie militaire se perdent dans quelques longueurs, on lui pardonne aisément tant il est bon de le lire. Il faut bien admettre que tourner les pages d’un roman de Gary, c’est aussi très souvent les corner pour en relire les mots qui vous griffent et qui vous font acquiescer, tapi·es sous votre plaid, combien la littérature qu’il vous livre peut se révéler précieuse. Si pour Arthur Rimbaud, les aubes sont navrantes, celle de Gary tient admirablement ses promesses.
ll n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu.
Difficile pour moi de ne pas choisir ce titre pour notre rendez-vous classique avec Fanny. (Vraiment très tardivement, je vous l’accorde.) D’abord parce que Romain Gary. (Et parce que ces mots à eux-seuls devraient suffire sans autre forme d’argumentation). Mais aussi et surtout car une certaine PAL En sortir 21 en 2021 végète un peu trop à mon goût.Les classiques c’est fantastique [Saison 2]
Prolongements et échos:
- Le Livre de ma mère d’Albert Cohen ou Une Femme d’Annie Ernaux.
La Promesse de l’aube de Romain Gary Éditions Folio 8,60 € / 464 pages / 1960 Les classiques c’est fantastique!/ En sortir 21 en 2021 |
Il va falloir que je le sorte de ma pal !
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Un enthousiasme à la hauteur de ce monument de la littérature ! J’avais aimé La vie devant soi… Il faut que je lise d’autres livres de Romain Gary mais j’ai peur d’être déçu après celui-ci ?
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Que j’aime Romain Gary et pourtant découvert sur le tard (mais mieux vaut tard que jamais) et quelque soit le sujet abordé il le fait avec talent. La promesse de l’aube, qui a été également un de mes coups de coeur, est une magnifique ode à la mère mais également une épopée car quel parcours sachant qu’il a sûrement comme souvent enjolivé et mis sa patte de romancier pour nous raconter celle qui l’a fait devenir ce qu’il est devenu….. Certes les passages sur la guerre ne sont pas les plus passionnants mais vu la personnalité, il avait sûrement envie de se mettre en avant, de se raconter lui, l’enfant devenant homme. C’est grandiose, avec des pointes d’humour et de dérision comme souvent dans les romans de cet auteur, car en plus d’une belle plume il a l’art de conter une histoire…… Je m’arrête là mais il y aurait tellement à dire… Je recommande La vie devant soi, encore une ode à une femme, une autre femme mais également un témoignage d’humanité à travers la voix d’un enfant. Non mais quel écrivain sachant toujours se renouveler 🙂
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Je n’ai toujours pas lu Romain Gary. J’en ai pourtant trois dans ma PAL (La vie devant soi / Les enchanteurs et l’angoisse du Roi Salomon). Ça fait pourtant très longtemps que j’ai envie de lire « La vie devant soi »… Je ne sais pas ce que j’attends !!
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Sans doute mon titre préféré de cet auteur. Quelle claque !!
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Magnifique chronique d’un livre que je souhaite lire depuis fort longtemps !
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ce portrait de mère est très marquant!
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il faut tout lire de Romain Gary! J’aurais dû penser à ce titre pour le mois….
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J’aime beaucoup ce que tu dis sur sa littérature qui est précieuse. J’ai aussi beaucoup annoté mon exemplaire. C’est un roman beau, émouvant, troublant… Il se déguste. Tu as bien fait de lui consacrer du temps 🙂
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J’avais aimé ce lien mère-fils très fort.
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Je relis rarement des livres déjà lus mais celui-là fait exception et c’est à chaque fois un nouvel émerveillement !
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Je viens enfin de lire mon premier Gary (Les cerfs-volants) et j’ai beaucoup aimé. Celui-ci sera très certainement le prochain.
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