Le Voyage de Bougainville est le seul qui m’ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne ; jusqu’à cette lecture, j’avais pensé qu’on n’était nulle part aussi bien que chez soi ; résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre.
A rencontre B et une conversation commence. Oui, lecteurs de Diderot, cette approche n’a rien d’inédit car le philosophe était friand des dialogues lorsqu’il prenait la plume. Les binômes qu’il forme ici sont le point de départ d’un échange qui n’est que prétexte pour croiser les idées et mettre en situation les débats qui animaient les esprits éclairés de son siècle. Il est question ici des écrits de Bougainville, voyageur connu pour avoir fait le tour du monde et avoir séjourné en Océanie du côté de Tahiti. À ce dialogue initial, se mêle la mise en scène de ceux de Bougainville (ou de ses compagnons de route) face aux Tahitiens.
Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? […] Quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? Avons-nous pillé ton vaisseau ? T’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? T’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Durant ces échanges aux allures de joute oratoire puissante se joue la confrontation entre deux mondes, deux civilisations que tout oppose. Ainsi quand un aumônier se retrouve à discuter avec un autochtone, Diderot pose la question des fondements de la religion et de ses valeurs morales. Quand un vieil homme du pays s’adresse à Bougainville, l’occasion est donnée d’interroger leurs mœurs respectives et le bien fondé de leur organisation sociale. Du mythe du bon sauvage à la perversion de la civilisation, bien des thèmes chers au philosophe sont incarnés ici.
Au cœur de cet ouvrage philosophique s’expriment ainsi les tensions et contradictions en jeu entre les notions de nature et de culture. Rapport à la propriété (qui s’étend à la « propriété » des femmes), place des valeurs, question de l’altérité, regard sur l’étranger en pleine époque coloniale, rapport à la sexualité: ce texte rend possible, via les dialogues des comparses A et B qui ponctuent les récits, la prise de distance qui permet une plus grande liberté de ton face aux modes de vie des peuples observés et face aux hommes dits civilisés qui mettent les pieds sur une terre inconnue à explorer/exploiter…
Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre maître des autres en les gênant.
Format court à la construction complexe, nous retrouvons la construction enchâssée très prisée à l’époque. Croiser les points de vue, les mettre en parallèle, souligner leurs contradictions, leurs convergences: tout le cheminement de la pensée philosophique des Lumières est ici à l’œuvre (accompagné d’un appareil de notes indispensables pour moi afin de contextualiser ou d’éclairer certains propos.)
Crois-moi, vous avez rendu la condition de l’homme pire que celle de l’animal. Je ne sais ce que c’est que ton grand ouvrier, mais je me réjouis qu’il n’ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu’il ne parle point à nos enfants. ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, et ils feraient peut-être celle de les croire. [Au sujet de la religion]
Entre Diderot et moi, cela n’a jamais fonctionné de manière immédiate. Loin de là… Seul le roman La Religieuse (qui est le plus intense et le plus beau de ses écrits) fait figure d’exception. Le Supplément au Voyage de Bougainville n’échappe à la règle. Mon édition annotée prouve qu’il est passé entre mes mains sans que j’en garde le moindre souvenir. Soyons honnête, si cette relecture est plutôt une réussite, j’aborde encore et toujours les textes philosophiques sans un enthousiasme débordant. Néanmoins, ma relecture des romans de Defoe ou Tournier m’a lentement conduite vers ce texte tout à fait approprié pour notre thématique mensuelle. Une façon pour moi de renouer doucement avec les essais (contemporains), genre délaissé qui m’a souvent profondément ennuyée et dont la lecture m’appelle étonnamment de plus en plus…
Les chroniques de celles qui font durer le voyage pour cette aventure classique que j’organise avec Fanny : Natiora / Céline / Sandrine / Les mots feuilletés
Prolongements littéraires:
- Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier
- Robinson Crusoé – Daniel Defoe
- La Religieuse – Diderot (Rien à voir avec le thème mais j’aime tellement ce texte !)

Supplément au Voyage de Bougainville de Denis Diderot Éditions Le Livre de poche, dans la collection Libretti 1,50€ / 128 pages / 1796 Les classiques c’est fantastique ! / Lire l’ailleurs / Contes philosophiques |
Nous avions étudié la thématique du mythe du bon sauvage en DEUG et j’avais eu l’occasion de lire le voyage de Bougainville. C’est dommage que je ne m’en souvienne pas plus que cela, ça m’aurait plu de lire le texte que tu proposes en ayant en tête les écrits du navigateur. Les essais ne sont pas ma tasse de thé, il faut que le sujet m’intéresse beaucoup pour que je tente le coup.
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Alors ici, j’ai lu (à deux reprises et à tant d’années d’intervalle) ce texte sans jamais avoir lu les écrits de Bougainville. Mais j’avoue qu’après la lecture de cet essai-dialogue, je pourrais m’y plonger.
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Je n’ai croisé Diderot qu’avec La religieuse que j’avais beaucoup aimé et pour l’instant je n’ai pas d’autres projets avec lui 😉
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Je pense le faire lire à P. Cette thématique l’intéresse beaucoup pour ses études futures.
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La philosophie est parfois un très efficace répulsif ! 😁
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Elle met très vite des barrières avec son lectorat, ce que j’ai toujours déploré avec cette discipline… Elle m’a toujours paru plus intéressante à l’oral qu’à l’écrit.
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Et dire que je n’ai pas encore lu Diderot… je ne sais pas si je commencerai par ce livre mais plutôt par « La Religieuse ».
Bonne journée !
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Clairement, je pense que La Religieuse est le meilleur de ses titres. Celui-ci n’est pas la meilleure des entrée dans l’œuvre, sauf si la thématique t’intéresse.
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Jamais lu Diderot mais rien qu’à l’évocation du mot philosophie, je passe mon chemin.
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Qu’est-ce qui te fait fuir à ce point dans la philosophie ?
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De mauvais souvenirs au lycée et cela n’a jamais été ma tasse de thé.
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A part quelques passages en philo, je n’ai jamais lu Diderot. J’ai Jacques le fataliste dans ma PAL depuis…lycée! La religieuse me tentait bien, et ce titre-ci semble très intéressant.
Tout aussi intéressant, ta réflexion finale sur l’évolution des lectures. Moi aussi j’ai pas mal évolué là-dessus, notamment grâce aux blogs. et je lis désormais des essais (pas tous les 4 matins quand même n’exagérons pas!) mais ça ne me tombe plus des mains comme à une époque.
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Gloups… J’ai dû le lire et je n’en ai plus AUCUN souvenir 😀
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Bravo, tu m’as donné envie de lire du Diderot, j’ai même du mal à croire que j’écris ça ^^
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Tu me donnes envie de le relire alors que je ne garde aucun souvenir de ma lecture scolaire…
Si ce n’est une profonde sensation d’ennui qui m’avait poussée à le mettre dans la caisse des livres « à donner » 😀
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Et bien sûr, Team Religieuse, mais tu le sais déjà ! 😀 😉
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