Et mon coeur fait boum·L'Art du Roman·Neuvième art

Sukkwan Island – David Vann / Ugo Bienvenu

Du roman à la BD...

Jim est un raté. Son penchant trop prononcé pour les catins a fini par lui jouer de mauvais tours et les mères de ses enfants ont à successivement mis les voiles, de guerre lasse, peu enclines à pardonner ses frasques et ses trahisons immorales.

Alors vous imaginez bien que l’idée de démarrer une nouvelle vie en partant à Sukkwan Island a tout d’une renaissance salutaire. Prendre la route, s’offrir l’exil: les nouveaux départs sonnent comme des rachats de conduite qu’on nappe de solitude, d’introspection et d’isolement. Dans cette quête d’ailleurs, Jim entraîne toutefois son fils Roy. Il est des liens effrités par l’absence et celui qui l’unit à son jeune garçon est si fragile. L’heure est venue: l’occasion rêvée de se retrouver face à face et de donner l’illusion, avec plus ou moins de réussite, du lien familial retrouvé.

Jim ne pensait alors qu’aux femmes, parce qu’il avait inventé des combines, à tromper la mère de Roy. Il avait foncé tête baissé dans une vie secrète auprès d’autres femmes, sans plus rencontrer personnes ni faire rien d’autre que ça. Après le divorce, il ne s’était toujours pas réveillé, il avait continué à courir après les femmes. Si bien qu’il ne parvenait pas à dire qui était réellement Roy. Il lui manquait trop d’années pour arriver jusqu’à son fils.

Jim et Roy – Sukkwan Island

Mais dans cette aventure singulière, Jim a beau être un homme qui cherche à se reconstruire, guidé par un entrain et un enthousiasme quasi euphoriques, il n’en demeure pas moins un Robinson malhabile et gauche, insouciant et téméraire, aveuglé par sa détermination qui frôle trop souvent le pathétique. Hanté par ses démons, épuisé par ses nuits insomniaques, Jim se voit condamné à jouer les aventuriers en herbe. Il tâtonne comme il peut pour donner l’impression de maîtriser les tenants et les aboutissants de cette échappée soumise aux lois d’une nature hostile mais se retrouve souvent pris au dépourvu, ce qui ne passe pas inaperçu aux yeux de son fils qui peine à le regarder comme un homme solide et fiable. Son père, ce faux héros.

L’hiver arrive et la forêt se fige avec lui. S’il faut apprendre à se méfier de l’eau qui dort, que dire de ces carapaces fragiles qui masquent les êtres et peuvent craquer à tout instant ?

Il commençait à se demander si son père n’avait pas échoué à trouver une meilleure façon de vivre. Si tout cela n’était pas qu’un plan de secours et si Roy, lui aussi, ne faisait pas partie d’un immense désespoir qui collait à son père partout où il allait.

Sukkwan Island a cette tonalité singulière des romans d’apprentissage, à la différence près que l’on ne sait pas vraiment qui dans cette histoire se veut être le guide ou le mentor de l’autre, ce soutien indéfectible qui permet de supporter cette vie d’ascètes, de reclus du Grand Nord. Un roman qui marque un  retour à la terre dans ce qu’il a de plus trivial et inconcevable, une fiction dérangeante et oppressante où il suffit d’une page pour que tout bascule et vous fasse presque regretter le rythme lent des premiers mois de solitude. Un texte puissant à vous coller une nausée indescriptible ou vous faire pester de colère, un roman aux descriptions glaçantes qui vous flanquent une belle gifle. Bref, un récit percutant qui ne vous quittera pas de sitôt.

On comprend alors tout l’intérêt d’Ugo Bienvenu pour l’œuvre de David Vann. Les adaptations littéraires fleurissent dans le monde du 9e Art et autant dire que c’est toujours avec un peu d’appréhension que je les lis, et d’autant plus lorsque j’ai terriblement aimé le livre. La préface signée Fabrice Collin, absolument juste et belle, rappelle combien ce récit ne peut laisser indifférent. Le scénario, particulièrement fidèle au roman reprend avec justesse les temps forts d’une narration à couper le souffle. La sobriété du trait d’Ugo Bienvenu impose des images féroces qu’on ose à peine imaginer au fil de la lecture. Nul besoin de couleurs, les noirs et blancs fixent ce décor de froid et de silence. La nature, d’une beauté terrifiante, quitte son manteau rassurant pour devenir un théâtre à la noirceur innommable. Ajoutez à cela un jeu de clair-obscur délicat et saisissant qui rend compte de toute la grandeur cinglante de l’œuvre de David Vann. Enfin, comment ne pas songer, au fil des pages, à Jon Krakauer, Jack London et tous ceux qui ont pris la plume pour décrire la majesté de cette nature dont ne ne ressort jamais vraiment indemne.

Une émission de France Inter, consacrée à la BD à écouter ici.

Quelques chroniques: Noukette, Saxaoul.

Sukkwan Island de David Vann
Traduit de l’américain par Laura Derajinski
Éditions Gallmeister dans la collection Americana
22,10 €/ 200 pages / 2010
Prix Médicis étranger 2010
Lire l’ailleurs / Relation père-fils
Sukkwan Island de David Vann
Adapté par Ugo Bienvenu
Éditions Denoël, dans la collection Denoël Graphic
22,90€ / 219 pages / 2014
9e Art / Adaptation littéraire en BD

 

19 réflexions au sujet de « Sukkwan Island – David Vann / Ugo Bienvenu »

  1. Je viens de terminer « Le marin rejeté par la mer » de Yukio Mishima, si tu veux retrouver la figure du père antihéros… On se prend aussi quelques claques.
    Une bonne idée de chroniquer le roman et l’adaptation bd que je ne connaissais pas.
    À bientôt! 😉

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    1. J’ai très souvent pensé à toi en le lisant. En me disant:bon sang, ce livre plairait tant à Jérôme ! Il est sur ta PAL dis ? Si ce n’est pas le cas, je tiens à te l’offrir. (Tu me diras.)

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    1. Je crois que toute la tension du roman est un peu moins intense quand nous connaissons le texte et que nous lisons ensuite la BD, mais c’est une jolie adaptation qui rend bien compte de cette terrible histoire.

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  2. A reblogué ceci sur Rebecca Zartarian-Arabianet a ajouté:
    Je partage cet article, car il est incroyablement bien écrit et fouillé! Une vrai travail de journaliste. Il se trouve en plus que ce livre fait partie de mes futurs achats, mais j’ignorais qu’une BD s’en était inspirée. Merci.

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