Bien que l’adolescence ait rendu sa fille moins loquace, Julia sent bien que quelque chose la tourmente. Sans vouloir braquer Lucie, elle avance à pas feutrés, tente une approche à tâtons comme une louve inquiète qui ne voudrait pas commettre l’impair de couper le fil invisible et fragile qui les unit pourtant bel et bien. Lentement, l’aveu à venir cède du terrain mais elle devine, avant que les mots ne soient posés et ne fassent exister l’événement intérieur qui se joue, là, niché dans un corps qui a encore la vie devant lui pour faire le choix de la maternité.
J’ai un faible pour les orages. Ils ponctuent les choses avec distinction.
Quand la parole confirme les pressentiments, une promesse est formulée par Lucie. Avorter. Sans nul doute. Mais taire ce qui lui arrive à son père comme ultime et indiscutable condition à tout ce qui suivra. Le pacte scellé bon gré mal gré, la narratrice accompagne sa fille durant ces jours qui mènent à son avortement. Médecin de famille d’un autre temps, planning familial, échographie de datation, prises de comprimés. L’étrange et interminable mécanique des jours d’avant et heures d’après. Une logistique pas si bien huilée, ou comment exercer son droit le plus fondamental n’est pas toujours si facile à orchestrer.
Je ne pleure pas parce que j’hésite tu sais. […] Je pleure parce que je voudrais que tout ça ne soit pas en train d’arriver du tout.
C’est dans un cocon loin de la maison que mère et fille trouvent alors refuge chez Rose, une amie chère au cœur de la narratrice. Ensemble, elles mettront tour à tour des mots et des souvenirs sur leurs douleurs respectives. D’une génération à l’autre, ces femmes se (re)découvrent et explorent, au fil de leurs confidences, les chemins et détours qui ont marqué leur vie. Durant ces jours suspendus, l’heure est venue d’affronter leurs deuils intimes et ces failles qui rendent silencieusement parfois si résignées et fragiles.
Les promesses que je m’étais faites à mon adolescence auraient pu donner quelque chose. Mais non.
Dans ce roman qui aborde très concrètement le sujet de l’avortement sans complexe ni crudité, Coralie Bru nous offre un texte qui porte la voix d’une mère. Ainsi, le choix de narration conduit à lire ce récit d’avortement sous un autre prisme. Cette expérience mère-fille permet ainsi à cette mère de questionner également son parcours, sa construction en tant que femme, fille et compagne. Elle invite aussi à voir se confronter les générations dans leurs décalages et contretemps, à croiser les croyances et les combats, la gravité et la légèreté. Elle dit aussi les difficultés et les inquiétudes profondes d’être la mère d’adolescent·es sous une plume qui sonne incroyablement juste. Sans être vindicative ni moralisatrice, elle interroge, inévitablement, la place des hommes dans ce bouleversement profond là.
En fait, tu sais que ça ne regarde pas les hommes, ce qui m’arrive. Ça fait longtemps qu’ils ont prouvé que ça ne les regardait pas.
Du côté de Lucie, avorter est un combat qu’elle mène et porte avec une lucidité et une force incroyables. Sous les yeux de sa mère, une jeune femme engagée et pleine de convictions est en train d’éclore de manière flamboyante, ce qui la touche autant que cela la déstabilise. Et si être mère, c’était aussi et avant tout accepter que votre enfant vous échappe ?
J’aime être juste après les choses.
Sans l’ombre d’un doute, j’ai aimé avec une tendresse infinie ces trois portraits de femmes subtilement dessinés, ces héroïnes qui subissent, grandissent et apprennent de l’autre durant ces jours hors du temps. L’on souhaiterait, vivement, à quiconque ayant fait le choix d’avorter de le vivre accompagnée de cette manière-là, entre douceur, libre parole et soutien pudique. Car si la solitude profonde à laquelle on est confrontée dans une telle épreuve impose sa violence, il n’en demeure pas moins que les mains, bras et voix qui veillent non loin de là ont quelque chose de profondément salvateur quand ils ne sont pas qu’un soutien de façade.
Comment le monde peut-il changer si les gens s’adaptent au lieu de le bousculer?
Un roman qui n’a pas la gravité qu’on pourrait lui prêter. Bien qu’il porte en lui ce qu’il faut de colère et d’incompréhension, il parvient à se montrer furieusement doux et apaisant. Une lecture à ne surtout pas laisser passer, qui plus est pour un sujet qui ne doit plus jamais être de ceux qu’on tait.
Prolongements et échos
- Avortée – Pauline Harmange
- Le Chœur des femmes – Martin Winkler
- Il fallait que je vous le dise Aude Mermilliod
- L’Évenement – Annie Ernaux
- Le brillant Décomposée de Clémentine Beauvais
- Secret pour secret de Charlotte Bousquet et Jaypee
- 17 ans – Colombe Schneck
Nos Jours suspendus – Coralie Bru Éditions Les Équateurs 20€ / 240 pages / 2023 L’Art du roman / Des autrices ! / Mars au féminin |
Comme tu en parles bien! Ça a été un coup de cœur pour moi !
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Tendresse partagée pour ces trois femmes et en particulier pour Rose.
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Oui, j’en ai peu dit sur elle histoire qu’elle soit une belle surprise pour les futur•es lecteur•rices. Mais elle est si belle et apaisante.
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Tu donnes envie de découvrir ces femmes dans ces moments difficiles.
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