Je fais la noce à l’insomnie
Il est de ces textes dont les titres seuls vous appellent et vous font dire qu’ils doivent passer entre vos mains. En ce mois consacré aux couples littéraires réels ou fictifs, mon premier rendez-vous sera russe et poétique avec – pour ce premier volet – le recueil de Marina Tsvetaïeva
Déjà mon âme a retrouvé
L’art subtil de l’oubli.
Il y a dans son écriture l’expression d’un amour pur et follement épris liberté. Ce besoin de dire – à la manière des blasons d’autrefois – le corps de l’autre, ce besoin de l’évoquer comme on le caresse avec toutefois une grande pudeur et retenue. Et quand l’on sait qu’elle s’adresse dans ces premiers textes à une femme pudiquement nommée L’Amie, l’on devine combien il faut d’audace pour écrire ces vers lorsqu’on est aussi une femme dans la Russie du début XXe. Dans ce recueil divisé en plusieurs sections, c’est avant tout la grande simplicité du verbe que l’on remarque. La poétesse livre ses mots à l’autre comme un merveilleux bouquet qui dissimule néanmoins quelques épines..
Je rentre chez moi le plus doucement possible :
Je ne regrette pas – les poèmes non-écrits !
Le bruit des roues et les amandes grillées
Me sont plus chers que tous les quatrains.Ma tête est vide, et c’est charmant !
Le cœur – lui – est trop plein !
Mes jours sont de petites vagues
Que je regarde du port.
La poésie de Tsvetaïeva éveille les sens comme elle les trouble. À travers une voix essoufflée par l’étreinte fantasmée, parfois fébrile et saccadée, j’ai découvert une figure poétique russe dont je n’avais absolument jamais entendu parler. Mutine et badine, sa poésie invite à se laisser porter avec la légèreté des jours doux. L’orage aura bien le temps de gronder, rien d’autre ne compte que des mains ou des lèvres amusées qui s’effleurent pour précipiter les corps l’un contre l’autre. Chez elle, le désir est affiché, exprimé, revendiqué. Et c’est sûrement cette partie de son œuvre qui m’a le plus parlé.
Voici encore une fenêtre
où encore on ne dort.
Peut-être – on boit du vin,
Peut-être – on est assis.
Ou simplement ils sont deux
qui ne défont pas leurs mains.
Dans chaque maison, ami,
il y a une fenêtre ainsi.Cri des ruptures et des rencontres,
c’est toi, fenêtre dans la nuit !
Puis viennent les heures qui laissent place à L’Insomnie. Dans cette section du recueil, la nuit est tantôt complice, tantôt ennemie, propice à toutes les réflexions et à la libre expression de son amour pour la poésie. Source première de création, les nuits sans sommeil voient surgir toute la puissance de son travail d’écriture et cette urgence de coucher les mots sur le papier. L’emphase est parfois de mise, portée par une ponctuation exaltée.
Mais la plus belle victoire
sur le temps et la pesanteur –
c’est peut-être de passer sans laisser de trace,
de passer sans laisser d’ombre.
Au fil des pages, l’on sent insidieusement la légèreté première s’estomper et laisser place à une parole plus sombre. Une voix qui serait celle de la mélancolie résignée. Les révolutions, la guerre qui rôde et gronde ne sont sûrement pas étrangères à ce glissement vers une gravité qui naît avec les tourments de l’Histoire. La sérénité perd de sa superbe quand vient le temps de l’exil et de l’arrachement, et c’est avec une ferveur militante que ces bouleversements et leurs échos se greffent sur sa plume, furieusement à vif.
Les chroniques de Fanny / Natiora / Mag / Lolo / L’Ourse bibliophile / Madame Lit / Lili / Pati

Prolongements et échos :
- Lettres à un jeune poète – Rainer Maria Rilke.
- Correspondance à trois – Rilke / Tsvetaïeva / Pasternak
- La très belle émission consacrée à la poétesse sur FranceQ : Ici
- Quelques poèmes de l’autrice dans le recueil Je serai le feu de Diglee. (Rubrique « Les consumées » avec Sylvia Plath. Et autant dire que le texte qui lui est consacré donne terriblement envie de dénicher sa biographie et de lire l’ensemble de son œuvre.)
Insomnies et autres poèmes – Marina Tsvétaïéva Collectif de traducteur·rices. Éditions Gallimard – Collection Poésie Gallimard 11,10 € / 256 pages / 2011 (pour la présente édition) Lire l’ailleurs / Littérature russe / Les classiques c’est fantastique [Saison 3] |
Merveilleuse Marina Tsvetaïeva ! Et quel bel hommage tu lui rends ici !
J’aimeJ’aime
Je l’avais inscrite dans ma liste d’envies suite à la lecture de Je serai le feu (vive Diglee ! 💜)
Ta magnifique chronique vient la remettre tout en haut de mes envies et plus spécifiquement avec ce recueil dont les quelques vers partagés promettent une très belle rencontre. 🙂
(et puis entre oiseaux de nuit, on se comprend)
J’aimeJ’aime
Ce nom me parle, je crois avoir lu un article sur elle dans le magazine Lire… Ça m’avait donné envie d’en savoir plus sur son destin. Et sa poésie du coup aussi, tu donnes sacrément envie !
J’aimeAimé par 1 personne
Très bel article qui me fait découvrir cette autrice !
J’aimeAimé par 1 personne
Merveilleuse chronique! Merci d’avoir mis à l’honneur cette poétesse éprise de liberté!
J’aimeJ’aime
Tu me donnes très envie de relire l’œuvre de cette poétesse russe que j’ai lue il y a près de 40 ans !!! Très belle note de lecture, très beaux extraits 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Découverte dans Je serai le feu, elle m’avait fait déjà intriguée. Les extraits que tu as mis sont superbes.
J’aimeAimé par 1 personne
Je ne connaissais pas et c’est magnifique ! Le titre aussi m’aurait happée tellement ça me parle…
J’aimeJ’aime