Et mon coeur fait boum·Les classiques c'est fantastique·Lire l'ailleurs.

Tendre jeudi – John Steinbeck

Sale mercredi. Certains jours naissent laids. Dès leur première lumière, ils ne valent rien, quel que soit le temps, et tout le monde le sait. Un jour comme celui-là on n’arrive pas à se lever et on résiste à l’appel du jour naissant. Lorsque finalement, la faim ou le travail vous jettent dehors il est impossible de faire du bon café, les lacets de chaussures cassent, la vaisselle tombe toute seule du placard, les enfants francs deviennent menteurs.

Quelques années ont passé Rue de la Sardine et si peu de choses semblent avoir changé. Il règne toutefois dans l’air une mélancolie et une nostalgie impalpables. La Seconde Guerre mondiale n’est plus, mais quelques séquelles ou absents la rappellent à ceux qui sont restés ici. Doc a repris ses recherches dans son laboratoire marin, l’Ours, la prospère maison close a de beaux jours devant elle et Mack affectionne toujours autant sa vie d’errance et de bamboche. Lee Chong, quant à lui, a vendu l’épicerie à Marie-Jospeh, commerce qu’il gère en complément de petits trafics sur le dos des étrangers. Rien de nouveau sous le soleil californien pour nos beaux diables du quartier.

Je dirigeais un asile de nuit, alors des histoires navrantes, ça, j’en connais. Si on mettait bout à bout tous les malheurs que j’ai entendu raconter, la Bible aurait l’air d’une petite nouvelle.

Doc a un nouveau projet qui l’accapare et justifie à lui-seul son besoin immense de solitude: rédiger une thèse sur les poulpes. Si cette envie lui correspond assez bien, il ne parvient pas à se sentir légitime pour entrer dans la sphère des universitaires scientifiques. Moins présent pour ses amis vagabonds, il tend à s’enfermer des heures dans son laboratoire sans trop se soucier de cette petite fourmilière familière qu’est la Rue de la Sardine.

Les bals masqués ont un autre avantage : les gens qui finissent par être fatigués d’eux-mêmes, deviennent quelqu’un d’autre.

C’est à peine s’il remarque Suzy, fraîchement débarquée dans le quartier. Il suffira pourtant de quelques regards bien appuyés pour que naisse un jeu de séduction fait de pudeur et de piques cinglantes entre les deux personnages. Cette idylle naissante – qui leur échappe totalement – offre à leurs dépens un spectacle vivifiant à leurs camarades avides de petits coups montés. Théâtre des passions contenues, scène grouillante des amours maladroites et tâtonnantes, le quartier s’amuse et complote. Les amis solidaires des fêtes passées se transforment en cupidons de pacotille et usent et abusent de leur énergie et de leur ingéniosité cocasse pour parvenir à leur fin.

On dit quelquefois qu’un amputé garde la sensation de sa jambe et se souvient d’elle. Eh bien, moi je me souviens de cette fille. Sans elle, je ne suis pas complet, je ne suis pas vivant. Lorsqu’elle était à mes côtés, j’étais plus vivant que jamais. À l’époque, je n’ai pas compris, mais aujourd’hui, c’est fait. Je ne suis pas un idiot: je sais que si je la conquiers, je passerai de sales moments. Bien des fois je souhaiterais ne l’avoir jamais rencontrée, mais je sais que si je rate je ne serai jamais un homme complet. Je vivrai une vie grise et pleurerai mon amour perdu, chaque heure qui me reste à vivre. Je pourrais me dire « Attendons, j’en rencontrerai de plus belles dans l’avenir », mais ce serait une erreur. Non seulement il n’y en a pas de plus belle, mais il n’y en a pas d’autre du tout. L’avenir sans elle est vide.

Steinbeck clôt ainsi avec ce titre un diptyque social au charme fou qui rend une fois plus grâce à cette humanité qui sommeille en chacun de nous. Quel choix parfait que ce titre à l’insatiable appétit de fragile tendresse. Avec un soupçon d’humour justement dosé et un ton parfois aussi désabusé que ses protagonistes, il nous livre des lignes délicieusement ancrées dans un monde qui a su se réinventer à partir de rien en s’arrosant d’un alcool qui les détourne, dans une joyeuse convivialité, de leur douloureuse condition. Un si belle farce humaine, entretenue par la force des inconditionnelles amitiés indéfectibles.

De toutes les inventions humaines, le remords est certainement la plus comique et la plus douloureuse.

Les classiques c’est fantastique [Saison 3]

Ainsi s’achève cette fabuleuse semaine consacrée à John Steinbeck pour le fantastique rendez-vous classique que je partage avec Fanny.

John Steinbeck au milieu des livres :

Tendre jeudi – John Steinbeck
Traduit par J-C Bonnardot
Éditions Le livre de poche
 7,30 € / 258 pages / 1954
Lire l’ailleurs / Littérature américaine. / Les classiques c’est fantastique [Saison 3]

 

 

15 réflexions au sujet de « Tendre jeudi – John Steinbeck »

    1. Merci beaucoup ! Cela me fait plaisir car j’ai pris autant de plaisir à lire les romans qu’à écrire ces chroniques. Je viens d’ailleurs d’en racheter un pour poursuivre cette série de lectures passionnantes. Je te souhaite de découvrir Steinbeck, peut-être avec Des Souris et des Hommes ou un des grands pavés type Les Raisins de la colère ou À l’est d’Eden pour débuter. C’est une chance d’avoir encore tout à découvrir le concernant.

      Aimé par 1 personne

  1. Bonjour
    Je vois qu’en plus de Rue de la Sardine, vous êtes aussi allé voir du côté d eTortilla Flat. Lorsque je les avais chroniques tous les trois l’an dernier, je n’avais pas déniché de blog ayant chroniqué Tendre jeudi!
    Oui, l’histoire avec Suzy n’est pas simple… et c’est un « esprit simple » qui apparaîtra finalement le plus doué dans le rôle du « Deus ex machina »!
    Pour info, vous pouvez sûrement aussi faire participer ce billet (comme tous ceux portant sur des livres antérieurs à 1970) au challenge « 2023 sera classique » chez Nathalie ou Blandine!
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

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