Se taire sur quelqu’un, il semble que c’est l’éloigner. En s’informant, on craint d’appeler. On met du silence de son côté comme on fermerait une porte.
Au cœur d’une Angleterre chahutée politiquement naît le jeune Gwynplaine. Enlevé par des trafiquants d’enfants, il est mutilé et arborera un sourire factice, fruit d’une atroce et écœurante manœuvre des comprachicos. Abandonné, livré à lui-même, il est l’incarnation de l’errance et de la misère. Il sauvera dans une scène absolument déchirante, une petite fille, Dea qui grandira à ses côtés et qui sera liée à lui dans l’adversité. Sur son chemin, il croisera également Ursus, philosophe itinérant et son chien Homo. Figure paternelle revisitée, Ursus profitera de son jeune protégé pour parcourir les foires et exposer au monde ce phénomène au visage monstrueux qui fera la réputation et le succès de la Green Box, roulotte de fortune pour nos saltimbanques écorchés.
Les comprachicos faisaient le commerce des enfants. Ils en achetaient et ils en vendaient. Ils n’en dérobaient point. Le vol des enfants est une autre industrie. Et que faisaient-ils de ces enfants ? Des monstres. Pourquoi des monstres ? Pour rire. Le peuple a besoin de rire ; les rois aussi. […] Les efforts de l’homme pour se procurer de la joie sont parfois dignes de l’attention du philosophe.
Ainsi vous sera conté un incroyable récit initiatique à travers le personnage de Gwynplaine qui, sous la plume d’Hugo, incarne toute la tension qui règne autour de la notion d’héroïsme. À la fois homme banal et personnage singulier, il porte en lui toutes les clés d’un immense protagoniste de roman. Les thèmes chers à l’écrivain – pour ne pas parler d’obsessions – sont enracinés dans ce texte qui concentre bien des sujets qui n’auront de cesse d’être au cœur de son œuvre. On y retrouve ainsi le Hugo du roman Le dernier jour d’un condamné ou de Claude Gueux. Celui qui dénonce la mascarade judiciaire, l’arbitraire du pouvoir. Celui des Misérables, qui dit toute la détresse du peuple noyée sous la pauvreté. Celui qui place la monstruosité ou la difformité dans la lumière à l’instar du Quasimodo de Notre Dame. Celui qui se veut évidemment très politique comme le suggère le fabuleux discours de Gwynplaine face à La Chambre des Lords qui montre que les combats face aux puissants ne changent pas au fil du temps.
Le bonheur, comme la mer, arrive à faire son plein. Ce qui est inquiétant pour les parfaitement heureux, c’est que la mer redescend.
C’est également l’occasion de soulever des questions d’ordre philosophique sur la place sentiment amoureux et du bonheur, d’ordre politique avec au cœur du propos, le poids des injustices sociales et sociétales dans la destinée humaine. Truffé de références bibliques et mythologiques, ce roman déploie toute sa majesté au fil de pages historiques qui savent aussi être déroutantes. L’Homme qui rit est un roman lumineux et cynique qui demande qu’on l’apprivoise et il faut lui laisser le temps pour cela. L’expérience littéraire en vaut la peine. Incontestablement.
Jusque là, il s’était cru fort; il se suffisait; se suffire, c’est être puissant.
Vous l’aurez compris, ce roman tempête est un grand texte, dense et exigeant, une déferlante étourdissante. De ceux qui ne se laissent pas picorer et qui attendent de vous la plus grande attention face à tant d’érudition. La langue y est follement foisonnante, ciselée à souhait – d’aucuns diront techniciste à l’extrême quand l’auteur s’évertue à dire le monde avec la précision d’un dentellier. Quoi qu’il en soit, lire L’Homme qui Rit est une leçon d’art romanesque qui désarçonne autant qu’elle fascine et c’est avec une émotion palpable que j’ai refermé cet inclassable classique. Une lecture grandiose.
Je suis celui qui vient des profondeurs, vous êtes les grands et les riches. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l’aurore.
Les chroniques de Fanny / Alice / Natiora (1) (2) / Marilyne / Lili / Mag / Lolo / L’Ourse bibliophile / Katell / Madame Lit / Un livre un thé / Pati
Prolongements et échos:
- Le Garçon de Marcus Malte, roman que j’aime d’amour et auquel j’ai beaucoup pensé en lisant L’Homme qui rit.
- Martin Eden de Jack London pour cette immersion d’un homme dans un autre monde que le sien.

L’Homme qui Rit – Victor Hugo Éditions Gallimard – Collection Folio classique 8,90 € / 848 pages / 1869 Les classiques c’est fantastique / Victor vs Marcel / XIXe siècle |
Ah, cet enthousiasme confirme ! Je n’ai pas encore lu ce roman mais il va rejoindre mes étagères !
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Je tenais tellement à le lire depuis des années. C’est chose faite et sans ce challenge, j’aurais encore attendu bien trop longtemps à mon goût. Prochains Hugo : Les Misérables / Les Travailleurs de la mer. Cela me promet encore de beaux pavés littéraires.
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J’ai choisi Proust et voici ma chronique https://unlivreunthe.wordpress.com/2022/10/31/la-recherche-marcel-proust/ mais j’ai longuement hésité avec Hugo et Les travailleurs de la mer ! Pour une prochaine
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Le choix a été cornélien tant je voulais lire les deux ce mois-ci… Comme toi, Les travailleurs de la mer me fait envie. J’ajoute ton lien à la chronique !
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Je sens que ce sera mon prochain livre de Victor Hugo que je vais sortir de ma bibliothèque au moment opportun. Merci pour cette magnifique chronique qui donne envie de connaître ces personnages écorchés et cette société pour le moins ridicule avec son rire…
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Il faut vraiment que je le lise un jour celui-ci 🙂
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Je ne peux que t’encourager à le faire.
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j’en ai vu une adaptation au théâtre marquante il y a quelques années, c’est un texte très fort!
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Tu as fait très fort, Moka, avec ce titre moins connu mais apparemment très intense. J’ai fait plus simple avec Hernani de Victor Hugo https://pativore.wordpress.com/2022/10/31/hernani-de-victor-hugo/ ; j’ai publié mon billet hier soir après 23 heures et un très violent orage m’a obligée à éteindre le PC, on ne sait jamais… J’ai bien apprécié Hernani. Bonne continuation du challenge 🙂
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Je ne sais pas pourquoi, ce titre m’a toujours fait peur : je vois rire cet homme de façon cruelle.
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C’est toujours un plaisir de lire tes chroniques, tu parviens à donner envie de s’y plonger au plus tôt, en sachant qu’il faudra trouver un moment où le cerveau est particulièrement disponible ^^ Et cette dernière citation, sublime !
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Tentant mais j’appréhende le côté exigeant.
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Evidemment, je te rejoins sur chaque mot de cette magnifique chronique. Je suis admirative de la poésie que tu y insuffles à chaque fois.
Prochaine lecture hugolienne pour moi : Les travailleurs de la mer. Mais ce sera pour plus tard, quand celle-ci aura eu le temps de maturer, d’infuser en moi.
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J’ignorais que c’était un tel pavé! Mais son histoire me tente depuis longtemps…
J’aurais voulu relire les Misérables mais le temps m’a manqué. Je suis convaincue que tu aimeras autant ce titre que celui présenté. Hugo est un génie!
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