C’est un endroit, ici, où tu prends congé de toi-même. Ce que tu es se détache doucement de toi, peu à peu. Et à chaque pas, tu le laisses derrière toi, Sur ce rivage qui ne connait pas le temps et ne vit qu’un seul jour, toujours le même. Le présent disparaît et tu deviens mémoire. Tu te défais de tout, tes peurs, tes sentiments, tes désirs: tu les conserves, comme des habits qu’on ne met plus, dans l’armoire d’une sagesse que tu ne connaissais pas, et d’une tranquillité que tu n’espérais pas.
Ils sont sept et n’ont comme unique poste d’amarrage que cette pension Almayer où ils séjournent. Depuis quand? Pour combien de temps? Il semblerait que les réponses à ces questions n’aient guère d’importance. Cet étrange lieu de vie hors du temps et du monde flirte avec le bord de mer et abrite de bien curieux·ses pensionnaires : Elisewin, adolescente au corps frêle et à la santé fragile, le Père Pluche religieux à la foi qui s’étiole, monsieur Plasson, peintre aquarelliste à l’eau de mer qui regagne l’auberge à chaque marée montante, sa toile blanche comme l’écume. Le professeur Bartelboom, un scientifique en quête d’amour absolu et madame Devéria femme adultère. Surgiront ensuite Adams et Savigny… Cohabitant entre les murs friables de ce lieu si singulier, chacun se laisse aller à livrer une part de ce qu’il est, chaque existence ayant sa part d’absurde extravagance.
Écrire à quelqu’un est la seule manière d’attendre sans se faire de mal. […]Quelquefois je me demande ce que nous sommes en train d’attendre.
– Qu’il soit trop tard, madame.
Ouvrir ce livre et vivre cette lecture comme une étrange immersion dans un monde insaisissable. Ce roman au goût de sel a la beauté d’un puissant poème qui chante la mer et ses ressacs. Ce navire de papier, ce radeau de mots flottants nous entraînera assurément là où l’on ne s’attend pas à aller. Voguer, naviguer. Accepter aussi d’être à la dérive. Se frayer un chemin sur la mer mouvante et tenter de saisir ce qu’elle a d’unique, de magnétique et d’envoûtant. Ce qu’elle dérobe aux êtres, ce qu’elle nourrit en nous de fantasmes et d’espoir, d’adieux et de renouveau.
Quand tu la regardes, tu ne t’en rends pas compte : le bruit qu’elle fait. Mais dans le noir… Toute cette infinitude alors n’est plus que fracas, muraille de sons, hurlement lancinant et aveugle. Tu ne l’éteins pas, la mer, quand elle brûle dans la nuit.
En lisant ce roman, j’ai souvent pensé à Sartre, comme s’il planait au dessus de ces pages l’esprit fantomatique de Huis clos. Les récits enchâssés témoignent ainsi du talent de Baricco à manœuvrer le gouvernail d’un roman à la chronologie éclatée. Et si les chapitres se lisent avec une grande fluidité, ce récit n’en demeure pas moins déroutant. Et j’ai beau avoir corné bien des pages au fil de ma lecture, il me reste à la fin de cette histoire une sensation latente de ne pas avoir saisi tous les enjeux de ce texte qui me laissera le souvenir d’une splendide plume parfois noyée dans la brume.
Un voyage qui vaut indéniablement le détour mais qui gardera sa part de mystère et me laissera un léger soupçon de frustration. (Et des centaines de citations…)
C’est la musique qui est difficile, voilà la vérité, c’est la musique qui est difficile à trouver, pour se dire ces choses, quand on est si proche l’un de l’autre, la musique et les gestes, pour dissoudre le chagrin, quand il n’y a vraiment plus rien à faire, la juste musique, pour que ce soit une danse, un peu, et non pas un arrachement, de partir, de se laisser glisser loin de l’autre, vers la vie et loin de la vie, étrange pendule de l’âme, salvateur et assassin, si on savait danser cette chose-là, elle ferait moins mal, et c’est pourquoi les amants, tous, cherchent cette musique, à ce moment-là, à l’intérieur des mots, sur la poussière des gestes ; et ils savent que, s’ils en avaient le courage, seul le silence pourrait être cette musique, musique exacte, un vaste silence amoureux, clairière de l’adieu, lac fatigué qui s’écoule enfin dans la paume d’une petite mélodie, connue depuis toujours, à chanter à mi-voix.
Prolongements divers :
- Mr. Gwyn – Alessandro Baricco
- Kafka sur le rivage – Murakami
Bords de mer et littérature :
- Corniche Kennedy – Maylis de Kerangal
- Le Vieil homme et la mer – Ernest Hemingway
- Ultramarins – Mariette Navarro
Océan mer – Alessandro Baricco Traduit par Françoise Brun Édition Folio 8,20€ / 288 pages / 1998 (Broché) Littérature italienne – Lire l’ailleurs – Récits maritimes |
Belle chronique comme toujours Moka. Je suis certaine que j’aimerais ce Barrico, J’ai lu deux romans de lui et j’aime beaucoup sa plume, ses ambiances, sa poésie.
J’aimeJ’aime
Un langage fait de poésie c’est ce dont je me souviens de cet auteur.
J’aimeJ’aime
Je comprends tout à fait ton sentiment de frustration.
Je devais être dans une période propice pour ne pas être déroutée et accepter ces instants énigmatiques.
J’aimeJ’aime
Disons que je les accepte bon gré mal gré mais je trouve après coup qu’il me sera très difficile d’en résumer les grandes lignes d’ici quelques mois. Je pourrai dire et réaffirmer qu’il est diablement bien écrit (et je pense même relire souvent toutes mes pages cornées) je pourrais parler de quelques passages extrêmement forts et bouleversants mais je sècherai un peu plus vite sur les grands moments de cette narration si particulière.
J’aimeAimé par 1 personne
Je ne connaissais pas celui-ci, mais j’ai lu et beaucoup aimé « Soie » de cet auteur 😉
Bonne journée !
J’aimeAimé par 1 personne
Cette lecture avait été un enchantement, mais c’est vrai, c’est un texte qui garde une part de mystère…
J’aimeAimé par 2 personnes
Je suis encore hermétique à la poésie de cet auteur. Tant pis.
J’aimeAimé par 1 personne
J’attends impatiemment un nouveau roman de l’auteur
J’aimeJ’aime