Comment ne pas être intrigué·es par ce portrait d’ouverture d’un héros absent – qui se laisse déjà désirer – lorsque le rideau se lève ? Dans la bouche de Sganarelle, les mots sont peu flatteurs mais annonciateurs d’une personnalité ô combien atypique. Le « pourceau d’Épicure » dont il révèle les comportements peu louables n’est autre que le célèbre Don Juan, séducteur de métier et maître impitoyable qui joue avec la noblesse des cœurs avec une dextérité déconcertante.
DON JUAN. – Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !
Croiser la route de cet homme, c’est se laisser prendre au jeu des mots, des regards, des gestes qui envoûtent et vous font renier vos principes. Don Juan manipule car il maîtrise l’art des mots et connait leur pouvoir. Délicieux/dangereux poison. (NDLR: je vous laisse le soin de rayer la mention inutile) Son discours séduit Done Elvire, se joue de Charlotte et Mathurine, provoque en faisant l’éloge de ce que la religion condamne. Par son inconstance, il bafoue l’autorité quelle qu’elle soit, se moque de la morale et marque de ses multiples bravades son désaveu des plus grandes institutions censées la garantir.
Après Tartuffe, son faux dévot censuré, Molière poursuit ici son combat contre le fanatisme religieux. Si l’Église condamne l’immoralité des comédiens et fustige cet art de mentir avec justesse, comment ne pas renouveler son outrage aux bonnes mœurs catholiques avec un tel titre? Une femme séduite enlevée du couvent, le sacrement du mariage comme une promesse non tenue: il y a là fort à parier que les rats d’église verraient rouge face à ce protagoniste impie qui laisse les joues de ses conquêtes s’empourprer à la moindre délicate marque d’intérêt.
DON JUAN: Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement.
Alors, certes, le gros dégueulasse est puni de ses méfaits par une issue rare dans une comédie, mais l’audacieux et facétieux Molière lui a offert une place de choix, un espace d’expression, une existence notoire. Ne serait-il pas, à ce titre, un parangon des libertins qui imposeront leur aura dans la littérature du XVIIIe siècle? Si je préfère de loin toute la perversité et la noirceur de Valmont dans l’incroyable Les Liaisons dangereuses, j’avoue avoir une tendresse particulière pour ce Don Juan qui titille et révulse les esprits étriqués d’une époque qui s’apprête à entrer dans le siècle des Lumières. Comment d’ailleurs, ne pas sourire et saisir toute la subtilité de cette œuvre et la puissance de son verbe en lisant ces mots-là ?
DON JUAN: Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.
Alors que l’on célèbre les 400 ans de Molière, il me semblait important de lui accorder une petite place dans cette sélection mensuelle, d’autant que le théâtre se fait souvent rare dans les suggestions proposées… Fanny, Natiora, Lolo sont au RDV pour un deuxième titre cette semaine et Lili poursuit son analyse de L’Amant de Lady Chatterley que j’avais moi-même beaucoup aimé. Les vieux et vieilles dégueulasses seraient donc bien plus attachant·es qu’on ne le pense?
RDV demain pour la BD de la semaine consacrée à Persépolis, œuvre condamnée par la censure dans de nombreux pays.
Prolongements et échos :
- La Nuit de Valognes -E E Schmitt
- Les Liaisons dangereuses – Choderlos de Laclos

Don Juan – Molière Éditions Folio Classique 2 € / 176 pages / 1682 (Publication posthume) Théâtre – Les classiques c’est fantastique [Saison 2] – Chroniques des gros·ses dégueulasses |
J’ignorais que Molière avait été censuré, ce qui me motive d’autant plus à le lire pour cette grosse année de célébration.
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Ce « délicieux » personnage tant que nous ne sommes pas tombés dans ses filets a tout pour m’intéresser et j’avoue avoir négliger la lecture de pièces de théâtre… Un fossé qu’il va me falloir envisager de combler 🤞
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Bel échos entre nos titres, le hasard fait bien les choses.
J’ai un trou de mémoire : je ne me rappelle plus du tout si j’ai lu Don Juan ou pas. J’ai pourtant un exemplaire chez moi.
Comme Lolo, j’ignorais que Molière avait été censuré.
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ça ma rappelle le collège – on ne lit plus Molière après hélas
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Mes élèves de 5e sont plongé•es dans des extraits de ses pièces. Je l’avais lu aussi un peu au lycée et évidemment pour ma prépa CAPES mais c’est un rdv qui se perd avec le lectorat lambda.
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