Dans le geste connu, le geste de travail, dans le geste refait chaque jour, un espace s’est glissé. Un tout petit espace blanc inexistant jusqu’alors, une seconde suspendue. Et dans la seconde suspendue, la seconde imprécise, toute la suite de la vie s’est engouffrée, a pris ses aises, a déroulé ses conséquences.
Elle est à la tête d’un cargo et d’un équipage fait d’hommes taiseux. Un regard ou un geste, un front qui se plisse en guise de désapprobation qui sème le doute et lui rappellent qu’elle est une figure atypique, une capitaine que l’on peine à suivre parfois. Et pourtant, elle est ici maîtresse à bord et impose sa cadence. Seule la mer dicte ses lois, seul l’immense navire lui impose volonté toute puissante et sa cadence.
Elle, elle appartient à la mer. Bien avant d’avoir navigué, dans les années terrestres de maison chaude et de fratrie, de giron maternel et de chemin vers l’école, dans les années, même, de ville éloignée de tout port, d’études et de livres lus, elle ne marcherait pas sur le même sol que les autres, cela n’empêchait en rien l’amour et les étonnements, les courses dans l’herbe et les baisers sur les bancs. Elle était seulement plus prompte à la disparition, à s’envoler au moindre courant d’air.
Durant ce voyage ultramarin, elle offre un instant hors du commun en proposant à tous l’équipage de profiter de l’océan et de s’y glisser. La belle immersion pour ce bain au cœur de la nuit, bien loin des conventions et de la routine vécue à bord. Cet instant-là aura le goût du secret. Ne sera pas consigné sur les registres. Mais quand viendra l’heure de poursuivre la route, une brume étrange s’immiscera dans le voyage, brouillant les certitudes, troublant les esprits , redistribuant les cartes…
C’est là qu’elle se réfugiait elle aussi les premiers temps, quand elle n’avait pas envie qu’on la trouve. Maintenant, quand elle en a besoin, elle arrive à se cacher à l’intérieur d’elle-même sans que rien n’y paraisse.
Parler de ce roman reviendrait à filer la métaphore de la traversée en mer. La langue vous emporte, tourbillonne. Elle vous enrobe d’un goût de sel et vous donne l’envie parfois de vous accorder une escale le temps de relire certaines pages pour s’imprégner de ces mots-là. Il faudra néanmoins accepter de ne pas vous plonger dans un roman qui privilégie les rebondissements et les grandes aventures. Cette échappée-là est avant tout un récit d’ambiance, d’atmosphère. Une quête du déploiement intérieur, profondément intime et un rendez-vous avec soi. Le voyage comme une parenthèse. La vraie tempête, les tourments et remous sont sur terre. Là où le passé pèse, là où l’avenir peut aussi être une promesse.
On peut respirer encore et être déjà mort. On peut être discret, terriblement vivant. On peut porter la mer en soi, en n’ayant jamais senti l’odeur du sel, en n’ayant même jamais quitté la campagne ou la ville.
Mariette Navarro signe ici un premier roman évanescent. Sa plume flotte entre la poésie et le fantastique, s’autorisant quelques envolées lyriques sans toutefois se montrer opaque ni hermétique. Il faudra embarquer sur ce cargo indomptable le temps d’une traversée qui pourra laisser quelques lecteurs et lectrices avides d’aventures sur le quai. Mais j’ai comme l’impression – pour ne pas dire la conviction – que celles et ceux qui goûteront à ces mots-là n’auront, quoi qu’il advienne, pas fait le voyage en vain.
D’habitude, c’est après les noms qu’elle court, les prénoms perdus, elle les traque en passant en revue l’alphabet dans sa tête, mais elle n’a pas d’alphabet pour les visages, ni pour les souvenirs qu’elle s’imagine avoir eus. Elle a beau avoir du talent pour l’attente, pour de déchiffrage de chaque indice dans les changements d’atmosphère, ces derniers mois ses enquêtes invisibles sont restées de plus en plus sans réponse.
Troisième lecture pour ma PAL des 22 en 2022.
Échos et prolongements:
- Le Grand Marin – Catherine Poulain (plus poissonneux et poisseux.)
- Le Vieil Homme et la mer – Ernest Hemingway
- Le Vieil Homme et la mer – Thierry Murat
- Le Garçon sauvage – Paolo Cognetti (Dans le même esprit côté montagnes)
Ultramarins – Mariette Navarro Quidam éditeur 15€ / 156 pages / 2021 Roman – En sortir 22 en 2022 |
J’ai quelques réticences à propos des livres qui annoncent une écriture poétique, en général je n’adhère pas mais tu semble si enthousiaste !
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Tout ce que tu en dis m’incite à croire que la traversée me plaira. Et comme je vois qu’il est référencé dans ma médiathèque… 🙂
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Si al toute fin m’a légèrement déçue, je dois dire que j’ai beaucoup aimé cette traversée, ce qui n’était pas gagné.
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C’est un texte très particulier qui peut dérouter. Contente de savoir que tu as aimé malgré tout.
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Je pense que j’aimerais.
En fait, j’en suis certaine 🙂
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la thématique m’attire mais le côté « évanescent » m’effraie un peu.
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