Alors que Jean et Bérenger s’installent en terrasse pour boire un verre, la vie de la ville semble prendre une tournure assez inattendue. Agacements palpables, agitation, bruits sourds… Voilà que l’on aperçoit surgir de manière incongrue des rhinocéros qui sèment le trouble et le désordre par leur indiscrète présence. Effrayés, les habitants voient d’un très mauvais œil cette arrivée de ces quelques bêtes grossières qui écrasent tout sur leur passage.
Il y a des choses qui viennent à l’esprit même de ceux qui n’en ont pas.
Curieusement, cette nouvelle population semble devenir de plus en plus importante. Les rhinocéros se font nombreux et l’on assiste même au plus curieux des phénomènes: ami·es, connaissances, voisin·es se transforment progressivement et voient leur part d’humanité disparaître pour devenir à leur tour ces bêtes sauvages qui se multiplient dangereusement. Désarmé, Bérenger voit son petit monde en gris et craint à chaque instant de perdre son entourage à cause cette cette rhinocérite particulièrement contagieuse. Petit à petit, le désarroi devient colère, ne parvenant à comprendre ce phénomène qui dépasse l’entendement, d’autant que certaines personnes semblent s’adoucir et désirer ardemment changer de peau pour celle de l’animal terrifiant.
La peur est irrationnelle. La raison doit la vaincre.
Le théâtre de Ionesco désarme. Il en va de même pour toutes les pièces de la mouvance absurde qui peuvent évidemment laisser de marbre. Après avoir lu sa célèbre Cantatrice chauve et son MacBett, il me fallait impérativement me frotter à ce Rhinocéros qui porte en lui tant de mystère et nécessite quelques clés pour rendre sa lecture moins opaque. Si ma préférence va au théâtre de Beckett, éminemment tragique, j’ai finalement réussi à me laisser convaincre par la force d’un texte comme celui-ci.
Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver.
Composée de trois actes, divisés en tableaux, la pièce offre un début de lecture laborieux de par son essence absurde, concentrant peut-être tout ce qui m’agace dans cette manière de déconstruire le monde. Dialogue de sourds, répliques répétitives, surenchère dans l’exclamation et dans les situations cocasses… Ionesco n’hésite pas à nous rendre la tâche ardue au risque de faire naître une forme de lassitude – voire de répulsion – pour son texte. Mais au fil des tableaux, le langage perd de sa verve folle pour gagner en gravité tragique. Si le rire demeure, il se teinte de jaune grinçant tant les répliques laissent entrevoir leur sens caché, à l’instar de Perec dans son W ou le souvenir d’enfance.
Je ne me suis pas habitué à moi-même.
Ces rhinocéros n’ont pas de nom et se distinguent avec une palette de faciès peu avenants. L’individu perd dans cette métamorphose toute son humanité pour se fondre dans une foule animalière aux allures de moutons de Panurge. Derrière cette ville en profonde mutation, le décor d’un monde en perdition tenté, séduit par la montée du forme de totalitarisme. Celui qui divise, celui qui soumet. Celui auquel on cède bien volontiers, bon gré mal gré, ou avec une conviction dangereusement tenace. Face à ce marasme, Bérenger tente par tout les moyens de résister et de refuser cet état de fait. Pour combien de temps et à quel prix? L’Histoire dans toute sa noirceur avec qui plus est des échos criants d’actualité qui laissent entendre qu’une pièce comme celle-ci se moque des époques et que ce qu’elle dénonce dépasse allégrement les frontières obscures du stalinisme ou du nazisme. Classique intemporalité des classiques.
BÉRENGER – Si cela s’était passé ailleurs, dans un autre pays et qu’on eût appris cela par les journaux, on pourrait discuter paisiblement de la chose, étudier la question sur toutes ses faces, en tirer objectivement des conclusions. On organiserait des débats académiques, on ferait venir des savants, des écrivains, des hommes de loi, des femmes savantes, des artistes. Des hommes de la rue aussi, ce serait intéressant, passionnant, instructif. Mais quand vous êtes pris vous-même dans l’événement, quand vous êtes mis tout à coup devant la réalité brutale des faits, on ne peut pas ne pas se sentir concerné directement, on est trop violemment surpris pour garder tout son sang-froid.
C’est donc avec du théâtre (qui se fait souvent rare dans nos sélections) que j’ouvre cette semaine classique consacrée aux histoires qui racontent l’Histoire…
Je vous invite à retrouver les chroniques de Fanny, Natiora, L’Ourse bibliophile, Lolo, Mumu.
Rhinocéros d‘Eugène Ionesco Éditions Gallimard, dans la collection Folio théâtre 8,10€ / 240 pages / 1959 Les classiques c’est fantastique – Coup de théâtre |
J’ai peut-être eu les mêmes difficultés que toi à rentrer dans le texte mais si c’est le cas je ne m’en souviens pas. J’ai été saisie par l’intelligence et la pertinence du propos et le plus absurde n’est finalement pas là où il se trouve au premier abord.
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Ton commentaire résume parfaitement toute la tension de cette œuvre. Découverte tardive pour moi mais je suis ravie d’avoir sauté le pas.
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Lu récemment ! Il m’a manqué ce je ne sais quoi pour entrer dans cet univers, je suis resté un peu sur le bord de la route, même si certaines séquences m’ont semblé fortes.
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Je ne l’ai jamais vu au théâtre, en revanche je l’ai étudié et je trouve que tu la décris très bien.
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Que ta chronique a réveillé en moi bien des souvenirs d’adolescence où j’ai découvert Ionesco et son domaine de l’absurde mais qui m’avait accrochée très sérieusement et je me souviens avoir enchaîné plusieurs oeuvres de lui. Je me souviens au début avoir été déconcertée, plus emballée car finalement en fond il y a tellement d’interprétations possibles et mon imagination débordante y trouvait son compte. Et puis quelle originalité ! Mais cela c’était il y a bien longtemps et il faudrait que je les relise pour voir si le charme opère toujours en tout cas merci pour ce retour sur mes jeunes années de lectrice 🙂
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Bonjour Moka, j’aime énormément cette pièce, tu me donnes envie de le relire. Voici mon lien théâtral également : https://auxbouquinsgarnis.wordpress.com/2021/11/29/caligula-albert-camus/ bonne journée !
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Merci pour ce billet qui me remémore une lecture bien ancienne… et qui mets à l’honneur un auteur certes classique, mais que l’on voit rarement sur les blogs. J’ai l’impression que Ionesco, mais aussi tout ce théâtre de l’absurde, sont maintenant délaissés (je parle de la lecture des pièces, et non de leur représentation théâtrale). La découverte de ce genre avait été un choc pour l’adolescente livrophile mais ignare que j’étais !!
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J’ai encore jamais lu cet auteur mais j’ai à lire de lui « Tueur sans gages » .
Merci pour cette chronique !
Bonne journée !
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Titre qui ne figure pas sur mes étagères mais je note ! Bonne journée également !
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Il m’avait fallu une bonne explication pour comprendre les subtilités de cette pièce.
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Elle demande effectivement certaines clés et c’est loin d’être évident malgré tout. Mais le dernier acte est d’une finesse assez dingue.
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J’ai bien envie de le relire, du coup. Je l’avais étudié pour les cours mais je n’avais pas plus accroché que ça ; je crois que je n’étais pas prête à découvrir un tel récit.
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Je crois que l’absurde laisse pas mal de monde de côté à la première lecture. Revenir vers ces textes avec un peu de recul leur donne une vraie seconde chance.
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Jolie chronique ! 🙂
Je l’avais étudié en secondaires : je n’en ai pas gardé un souvenir fou. A cet âge, je n’étais vraiment pas friande de l’absurde (et ce n’est toujours pas ma tasse de thé).
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Tu me donnes envie de lire du théâtre, je n’en lis pas assez !
Voici mon lien pour ma participation de ce mois-cihttps://unlivreunthe.wordpress.com/2021/11/29/soldat-peaceful-michael-morpurgo/
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Ce n’est pas un genre que je lis souvent mais j’avoue que j’essaie d’en intégrer un peu plus dans ce défi classique.
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Je suis contente de revoir cette pièce ici et je ne suis pas étonnée qu’elle t’ait fait de l’effet.
J’avais adoré me plonger dans ce théâtre absurde pour notre challenge.
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J’avais étudié des extraits au lycée mais je n’en ai plus de grands souvenirs. Voilà un moment que j’ai envie de la relire, de la redécouvrir et ta chronique pique mon intérêt, comme toujours.
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Lu il y a des années, il ne m’en reste que peu de souvenirs aujourd’hui. Une relecture serait le bienvenue.
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Je me souviens des fous-rire de ma fille de 13 ans qui l’avait piqué à son frère pendant un séjour au ski. Lui devait le lire pour le bac de français et ramait, elle était à fond dedans et adorait !
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