À compter de ce jour, il consacra toute son énergie à lui montrer qu’elle avait tort.
Imaginez la petite ville de Baker, peuplée de figures locales viles et fausses, de harpies malhonnêtes qui masquent leur vénalité derrière de bonnes intentions, de tristes gens suffisants aux vies sans panache. Au cœur de cette mare croupie infestée de petits démons ordinaires, John grandit auprès de sa mère éteinte et perdue, mais aussi et surtout dans l’ombre de son père décédé lors d’une explosion dans l’exploitation minière de la ville. Être à part, anti-héros par excellence, il se distingue très jeune dans sa capacité à remettre sur pied la ferme familiale qui battait sérieusement de l’aile. Petit prodige qui s’ignore, être solitaire à la volonté implacable, il se forge une image de crétin en perdition, en-dehors du monde. Mais les colères et rancœurs que l’on étouffe et que l’on nourrit intimement finissent toujours par resurgir de manière explosive.
Nous nous étions laissé traiter comme des sacs à bites à douze dollars la passe dans une ruelle pleine de clodos.
John Kaltenbrunner est un héros qui paiera au prix fort son ardent désir de marginalité. Incapable de vivre à Baker, incapable de la quitter. Tension tragique et ironie mordante se joignant à cette fête au milieu des ordures, qu’elles jonchent le sol ou s’offrent un visage inhumain. Catalysant la haine viscérale des citoyens de la ville, il grandira dans un climat de haine et de méfiance, le tout arrosé d’un alcool bon marché qui assomme les esprits et ronge les corps. Sombre tableau, je vous l’accorde.
Il n’avait aucune idée de ce que signifiaient des liens familiaux. Il était incapable d’imaginer ce que ça faisait d’avoir un oncle, une belle-sœur, trois ou quatre cousins, un plus proche parent. Il s’était convaincu que rien de tout cela n’existait vraiment, que c’était des mensonges inventés par des gens […] qui avaient toutes les raisons de se haïr et de se détruire mutuellement, mais qui restaient quand même solidaires. Tout cela lui avait toujours fait l’effet d’un virus aberrant dont lui-même ne serait jamais l’hôte.
Le Seigneur des Porcheries est une perle noire. Une perle qui pue, suinte, écœure. Mais au milieu de ces immondices, surgit un de ces romans qui raconte l’Amérique des misérables. Des petits qui ne seront grands que si la littérature s’empare de leur sort. Tel un Steinbeck dépossédé de sa poésie, Egolf dépeint avec une noirceur et un pessimisme sans appel la déchéance d’une petite ville dans ses heures infernales, dans ses travers odieux. Il croque ses personnages dans une langue crue qui macère lentement pour mieux distiller son âpreté, ses écorchures. Ses mots, dans des bouches de taiseux, sur des lèvres de révoltés, dans les esprits de colère, révèlent la lassitude et le dégoût du monde avec une résignation puissante.
Il devait tenir le coup. […] La douleur serait son aiguillon. La douleur devrait lui servir de signal d’alerte, de filet de sécurité, d’ultime verrou. Le tenaillement incessant et la conscience de sa propre souffrance devraient témoigner de la souveraineté persistante de sa raison. Il tiendrait le coup précisément aussi longtemps qu’il serait capable d’avoir mal.
Les rues sales et grouillantes de Baker sont le miroir métaphorique parfait de ses habitant·es. La fange poisseuse, c’est eux. Et c’est cette merde pleine de vermines qui va leur sauter au visage et nous saisir jusqu’à la nausée. Un grand premier roman – auquel on pardonnera quelques longueurs – sur le désespoir des justes qui refuseront de sacrifier la dignité qu’il leur reste sans que cela se fasse dans le bruit et la fureur.
Encore un peu de littérature américaine:
- Price – Steve Tesich
- Le Diable tout le temps – Donald Ray Pollock
- Rafael, derniers jours – Gregory McDonald
- Demande à la poussière – John Fante
Cette lecture signe ma participation au challenge « Mon pavé de l’été » sur le blog Sur mes Brizées et marque une étape supplémentaire dans le challenge En sortir 21 en 2021.
Le Seigneur des porcheries de Tristan Egolf Traduit de l’anglais par Rémy Lambrechts Éditions Gallimard, dans la collection Folio 9,70€ / 608 pages / 2000 Lire l’ailleurs – Littérature américaine – En sortir 21 en 2021. |
Je ne m’étais pas encore intéressée à l’histoire, je savais juste que c’était noir (mais apparemment, ça l’est encore plus)
Je le note, j’ai tellement « adoré » Le Diable tout le temps et je pense que ça pourrait rejoindre le genre de roman que j’aime.
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Côté noirceur, tu seras servie, même si elle est assurément plus « sociale » que celle de Pollock. Mais tu y trouveras des échos (critique de la religion, alcoolisme +++) Un passage aurait pu me faire abandonner (je te préviens pour ton aversion des longueurs) mais cela aurait vraiment dommage de céder à cette tentation-là. Sacré premier roman, sacrée littérature américaine.
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Si ce n’est qu’un passage, ça ira 😀
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Je n’ai lu que le début de ta chronique mais cela a confirmé mon choix de le faire figurer dans ma PAL, là tout près, à portée de main mais j’attends le bon moment. Je me suis arrêtée à « perle noire » pour ne pas gâcher ma propre découverte, de défricher une oeuvre et d’en tirer mes propres ressentis. En tout cas ton billet me donne encore plus envie de le lire, encore un pavé mais je commence à en avoir l’habitude. Le nombre de pages ne me gêne pas si c’est utile et nécessaire (parfois je m’ennuie plus dans 150 pages…..). Belle journée 🙂
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Pfiou, ça a l air sacrément plombant quand même…je ne sais pas. Je me me noté au cas où je le trouve en bibli…bonne journée!
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Oui. Clairement. Mais à bien y réfléchir c’est aussi ce qui rend si belle la littérature.
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Un gros gros coup de cœur pour ma part ! Il faudrait que je le relise, tiens…
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C’est effectivement le genre de livre qui appelle une relecture après quelques années.
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Je crois que ça fait 5 ans que je me dis en le voyant passer sur les blogs livresques qu’il faut absolument que je le lise. Ta chronique me le rappelle ! 😁
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J’ai attendu quatre ans avant de me lancer… Tu es donc dans le bon timing!
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Je ne connaissais pas l’auteur. Je viens de jeter un œil à sa biographie et ce roman semble témoigner d’une vision du monde qui l’a poussé à le quitter…
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Mon dieu ce livre ! Que ds souvenirs tu fais remonter à la surface ! C’est un grand grand roman qui m’a profondément marquée… hallucinant !
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Bonjour Moka, roman lu lors de sa parution. Il m’avait beaucoup marquée. Bonne journée.
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Difficile de rester indifférent•e face à ce texte…
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J’ai très envie de le lire, je suis certaine qu’il me plaira beaucoup.
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Si l’auteur a le talent de Steinbeck, je suis preneuse.
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J’ai noté ce titre depuis des lustres, il va vraiment falloir que je mette la main dessus, ton retour est un bon rappel.
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Steinbeck dépossédé de sa poésie. J’aime ta formule.
Je me réjouis qu’il soit dans ma PAL. Je la dégarnie souvent, cette PAL et ce roman ne passe jamais à la trappe. C’est très bon signe!
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Comme pour toi, ce livre a longtemps attendu sur mes étagères. Recommandé vivement par un homme de goût d’une autre vie. ^^
(Et merci !)
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Bonsoir Moka, voilà un roman qu’il faudrait que je relise car je l’avais beaucoup aimé. Et j’avais été peinée d’apprendre le suicide d’Egolf. Bonne soirée.
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