Challenge accepted !·Et mon coeur fait boum·L'Art du Roman·Lire l'ailleurs.

Price – Steve Tesich

L’été de tous les possibles

J’avais le visage de mon père et le physique de ma mère. Ils se disputaient encore mon âme.

Avant que Daniel Price ne réponde à la question obsédante qui le taraude – à savoir jusqu’à quel âge a-t-on encore la vie devant soi ? – le jeune garçon a surtout l’été devant lui. Et cet été-là concentre tous les espoirs de ce que pourrait offrir l’avenir et toute la mélancolie d’une époque qu’on laisse derrière soi. Leur diplôme en poche, Daniel, Freud et Misiora rêvent d’ailleurs, d’échappées belles et de contrées loin de l’East Chicago où ils ont grandi. Mais les vacances à peine commencées dessinent très vite des chemins de traverse. Un père malade, une rencontre à vous remuer les tripes à et à vous arracher le cœur, des envies de grandir plein la tête et des choix qui les éloigneront les uns des autres durant ces derniers mois qu’ils étaient censés partager.

À la maison, mon père et ma mère alternaient entre mutisme et hostilité déclarée. Lorsqu’ils se parlaient, c’était pour se faire souffrir. Et quand ils gardaient le silence, c’était pour mettre au point de nouvelles armes.

Pour Daniel, croiser Rachel vient l’arracher à ses mornes journées. Plus rien ne compte puisqu’elle lui suffit. Mais la demoiselle ne lui facilite pas la tâche tant sa complexité donne du fil à retordre au jeune premier. Cette jolie brune à la fois solaire et ténébreuse, profondément insaisissable, marquera plus que jamais cette saison d’entre deux vies.

Le problème avec l’amour, reprit-il autant pour lui que pour moi, c’est que c’est à la fois un poison et un antidote – et qu’on ne sait jamais vraiment lequel des deux on avale.

Se trouver avant toute chose

Véritable roman d’éducation, Price est le récit d’une fin d’adolescence dans un trou paumé de l’Amérique populaire. Le héros, dont la candeur touche ou agace, a assurément autant à perdre qu’à gagner dans cette parenthèse estivale dont les oscillations quotidiennes le déstabilisent. Cocon amoureux, cercle familial, trio amical, ce roman questionne les grands piliers de nos existences et analyse avec finesse la manière dont ils vous construisent ou s’effritent sous des yeux hagards et des corps impuissants.

-Écoute, Daniel, dit-elle doucement, pourquoi vivre un malentendu alors que nous pouvons vivre une tragédie?

Ce roman, c’est l’histoire de rêves d’adolescents avortés avant même d’avoir eu le temps d’être fantasmés ou pleinement vécus. C’est la perte de l’innocence, l’abandon progressif de l’enfance sacrée. C’est l’histoire d’une envie folle de liberté dans une ville qui étouffe et gangrène les envies d’ailleurs et qui vous impose une destinée qui vous retient à défaut de vous faire aller de l’avant. J’ai souvent pensé à Arturo Bandini de Fante en lisant la seconde moitié de ce roman. Je trouve que Daniel Price a – en germe – quelque chose de ce héros tourmenté parfois submergé par son orgueil et ses aveuglements naïfs. L’épreuve de ces jours imparfaits lui apportera assurément bien plus qu’il ne l’imaginait en quittant les bancs du lycée.

Peut-être les livres étaient-ils plus faciles à comprendre et à aimer que les gens.

J’ai ainsi goûté une nouvelle fois à la magie désabusée de la littérature américaine, sensible en bien des points aux nombreuses interrogations du héros mais aussi à cette relation si douloureuse et ambiguë qu’il entretient avec son père. Un premier roman qui ne lésine pas sur ce sens aigu de la psychologie des personnages aux vies trop petites pour eux. Le portrait émouvant et terrible – qui ne se prive pas de sa part de lumière – d’une génération saisie par la plume de Tesich juste avant qu’elle ne bascule définitivement dans les désillusions de l’âge adulte.

Prolongements littéraires:

  • Lire Karoo, l’autre roman de Steve Tesich.
  • Lire ou relire Nos enfants après eux de Nicolas Mathieu [Prix Goncourt 2018]
  • Se lancer dans la lecture des romans de Fante. Et plus particulièrement le cycle Bandini.
Price de Steve Tesich
Traduit de l’américain par Jeanine Hérisson et Monsieur Toussaint Louverture
Éditions Points / Initialement paru chez Monsieur Toussaint Louverture
8.50 € / 528 pages / 2016
Lire l’ailleurs / Littérature américaine / En sortir 21 en 2021 (4/21)

26 réflexions au sujet de « Price – Steve Tesich »

  1. Tu en parles vraiment bien. On sent ce roman à travers ce billet, suffisamment pour que je ne sache pas si j’ai envie de me plonger dans leswmeandres des problèmes de cette jeunesse américaine.

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  2. Très très tentant! Je ne m’étais jamais intéressée à ce titre. Ta chronique me donne envie d’en savoir plus. J’aimerais aussi toujours découvrir les Bandini.

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    1. Je le délaissais pensant qu’il s’agissait de la suite de Karoo. J’ai fini par apprendre que non et suis ravie de m’être plongée dans cette histoire-là! Pour les Bandini, je les découvre aussi sur le tard. (Conseil de mon amoureux qui aime beaucoup Fante.)

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  3. Je l’avais aimé, mais je réalise en lisant ton billet que j’en avais tout oublié, sauf peut-être la mélancolie qui s’en dégage. Karoo m’a davantage marquée, mais il est différent, plus féroce, plus incisif.

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  4. Cette thématique qui m’est si chère…
    Tu cites en prolongement « Nos enfants après eux » (oui bien sûr, je sais) mais ça n’a pas collé du tout pour moi, alors que faire?!

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  5. Typiquement la littérature qui m’attire. J’ai Karoo dans ma bibliothèque, toujours pas lu. Tu me donnes envie de l’en sortir encore plus vite, encore une fois c’est le temps qui va me manquer, mais un jour viendra bien 😉

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