BD de la semaine·Neuvième art

La fuite du cerveau – Pierre-Henry Gomont

Le casse du siècle

Quand il ne bécote pas sa collègue du cinquième, le professeur Thomas Stolz joue de son bistouri sur les cadavres de la morgue. À chacun sa spécialité. En ce qui le concerne, c’est le macchabé. Ce jour-là, dans le prestigieux hôpital de Princeton, il faut bien admettre que le cadavre à autopsier n’est pas exactement un mort comme les autres. Tout droit sorti des tiroirs réfrigérés, nul autre qu’Albert Einstein. Voilà qui justifie, à quelques pas de là, l’effervescence palpable en salle de presse.

Depuis hier, selon les lois bien connues de la discussion de comptoir, la rumeur enfle, prolifère, métastase.

Tiraillé entre les impatients gratte-papier et son rond de cuir de patron ignare, Stolz décide, dans un accès d’inconscience et d’égocentrisme digne d’un Frankenstein des temps modernes – d’emporter le cerveau de ce génie du siècle.  Le projet fou prend alors une tournure incongrue qui le dépasse : s’isolant dans son sous-sol, Stolz voit surgir le Professeur Einstein. D’échanges en conversations, un lien amical se tisse entre les personnages qui vont alors s’engager dans un road-movie décalé et haut en couleur pour fuir ceux qui sont engagé à leurs trousses.

La folle échappée

À son rythme, qui n’est pas très élevé, Stolz se familiarise avec l’idée que toute cette histoire, la trépanation en catimini, le vol du cerveau et son étude, tout cela pourrait bien s’apparenter à une forme de bourde.

Cet insolite compagnonnage aussi kafkaïen qu’ubuesque ne manque pas d’audace. Au fil de chapitres-feuilletons, Pierre Henry Gomont nous entraîne dans une véritable fuite vers l’avant que les cases et les mouvements traduisent avec une expressivité cinématographique captivante. Puissance comique de la gestuelle, dialogues enlevés et sens de la répartie savoureux: autant dire que cette dernière échappée expérimentale ne manque pas de panache.

C’est quand même rudement pratique, non ? Les mots. Ces petites triques inventées par d’autres et qui tiennent votre pensée en laisse.

J’aime bien cette ambiance de glandouille pastorale, moi.

Régal graphique et sens du récit de haute voltige : loin d’être avare en rebondissements, Pierre-Henry Gomont nous balade en jouant sur plusieurs lignes narratives. Cases et strips nous content cette odyssée américaine burlesque et se dédoublent, tel un miroir des pensées fantasques du héros, pour traduire l’ébullition délirante de son imaginaire. Tantôt explorateur dans la jungle, tantôt bandit de pacotille, un jour petit cloporte minable, un autre noyé désespéré en pleine mer : la métaphore, suggestive, vient s’emparer du réel pour lui donner plus de force et de poids. Ainsi, l’on rit – et encore plus lorsqu’on s’attarde sur les détails des planches et l’on se délecte du verbe et de l’image, puisque tourner ces pages, c’est aussi aimer une plume – cinglante et drôle – qui mêle avec beaucoup de bagout le langage trivial et le sens de l’emphase.

Le trait de Gomont, fidèle à sa fougue, gratte toujours aussi habilement et intelligemment le papier. L’on appréciera ce goût sûr pour les jeux d’ombres ainsi ces quelques touches de la palette végétale de Malaterre. Enfin, l’on retrouvera avec un plaisir évident ses excentricités scénographiques qui font toujours mouche et sa manière de jouer avec le langage au cœur des bulles.  Et si parfois quelques longueurs viennent tempérer cette folle cadence, il me semble impossible de ne pas prendre de plaisir en se frottant à cette histoire-là.

– Vous devriez raconter cette histoire. Cela intéresserait beaucoup de monde.
– Quelle histoire?
– Toutes ces années avec le cerveau du professeur…
– …
– Cela intrigue. Vous pourriez écrire un livre. Et qui sait, on pourrait même en faire un film…
– Un film ? Et pourquoi pas une bande dessinée, tant que vous y êtes… Tsss…

Pierre-Henry Gomont au milieu des livres: Rouge Karma / Les Nuits de saturne / Pereira prétend / Malaterre

La Fuite du cerveau de Pierre-Henry Gomont
Éditions Dargaud
25 € / 192 pages / 2020
BD de la semaine / 9e Art
Chez Noukette

35 réflexions au sujet de « La fuite du cerveau – Pierre-Henry Gomont »

  1. J’avais des réserves sur l’histoire de prime abord mais comme cet album semble conquérir beaucoup de monde, je me laisserai tenter à l’occasion. Et « Pierre-Henry Gomont » est un argument qui fonctionne plutôt bien ^^

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      1. Pourquoi ? Je trouve au contraire qu’une BD qui mêle autant de choses (Histoire, sciences, road movie, humour, fantastique…) est parfaite 😉 Après, c’est chacun ses goûts et ses envies de lectures 😉

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      2. Peut-être parce que moins adaptée pour des novices à mon sens. Le côté très décalé peut déconcerter des lecteurs moins familiers du 9e Art. Je ne ferai pas lire du Beckett ou du Ionesco à quelqu’un qui lit peu de littérature par exemple. Mais cela n’engage que moi bien évidemment. Je trouve qu’il y a plus abordable pour une lectrice comme Luocine qui dit être peu friande de ce genre de lecture.

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