L'Art du récit·Les classiques c'est fantastique·Lire l'ailleurs.

Bartleby, le scribe – Herman Melville

C’est un fait assez fréquent que, si un homme se voit contrecarrer d’une manière toute nouvelle et violemment déraisonnable, il commence à être ébranlé dans ses convictions les plus patentes.

Nouvellement engagé comme copiste dans cabinet d’avocat de Wall Street, Bartleby semble être l’employé idéal. Taiseux de nature, modèle de discrétion et de politesse par excellence, il a toutes les qualités requises pour s’appliquer consciencieusement à la tâche auprès de ses collègues Gingembre, Dindon et Lagrinche… Fier de sa studieuse équipe, quelle n’est pas la surprise du narrateur lorsque sa nouvelle recrue refuse, avec un calme et un aplomb absolu, d’exécuter le travail demandé. Catégorique, Bartleby retourne dans son petit bureau sans la moindre once de culpabilité. Le narrateur, peu habitué à ce genre d’attitude, passe alors par toutes les émotions quand il voit, avec désarroi, se reproduire la situation dès qu’un travail lui arrive entre les mains.

Si la situation peut faire sourire le lecteur, ce comique de répétition met les nerfs de ce petit patron – et les nôtres – à rude épreuve. Qui est donc cet homme incongru qui dénote dans le paysage de Wall Street? Quel sens donner à cette attitude incompréhensible? Combien de temps peut durer ce petit jeu qui ne semble même pas l’amuser un seul instant?

Rien n’exaspère autant une personne sérieuse que la résistance passive.

Je préférerais pas – I would prefer not to. Incontournable citation qui pourrait résumer à elle seule ce qu’il restera – a minima – de la lecture de la nouvelle d’Herman Melville. C’est ce maigre souvenir, mêlée à un ennui mortel – qu’il me restait de ce livre croisé sur les bancs de la fac et de mes cours de littérature comparée… La récente sortie de son adaptation en BD  – que je chroniquerai mercredi – en faisait donc un parfait candidat pour une relecture de ces classiques que je suis censée détester…

Mondialement connu pour son Moby Dick, pavé littéraire par excellence, Melville ne boude pas pour autant la forme brève avec cette nouvelle qui peut se révéler déconcertante. Face à ce petit condensé d’absurdité, nous nous retrouvons pris au piège de la tyrannie quasi silencieuse de ce personnage incongru. Face à lui, nous pestons, rions – nerveusement – et restons suspendus à ses lèvres impassibles espérant d’autres mots que ce lancinant refrain.

Incapable de nous laisser indifférent, Bartleby nous obligera inconsciemment à choisir notre camp. Celui de ceux qui se lassent, s’agacent et s’agitent autour de lui – scandaleusement outrés – par ce qu’il dit, ceux qui l’observent – définitivement intrigués – par tout ce qu’il préfère s’abstenir de faire. Il semblerait que j’aie changé oui, oui, c’est dans mes cordes et que l’amusement cocasse ait pris le pas sur le côté insupportable du personnage à l’existence éminemment tragique.

Première chronique du thème « Ces livres que l’on est censé·e détester » pour ce RDV du dernier lundi du mois classique que je partage avec Fanny et mes habitué·es adoré·es. N’hésitez pas à aller lire les chroniques de Fanny / Natiora / Lolo Coste / Alice / Pati / Lili / Céline / L’Ourse bibliophile

Et comme je suis très radio/podcast ces derniers temps, je partage avec vous cette émission consacrée à Bartleby, pour les plus curieux d’entre vous.

Bartleby le scribe d‘Herman Melville
Traduit de l’américain par Pierre Leyris
Éditions Gallimard, dans la collection Folio
5€ / 108 pages / 1858
Les classiques c’est fantastique / Lire l’ailleurs / Littérature américaine

22 réflexions au sujet de « Bartleby, le scribe – Herman Melville »

  1. Je n’aurais jamais deviné ton choix. C’est vrai qu’il est agaçant ce Bartleby, mais la force de son I would rather not to est telle que je garde un très bon souvenir de cette lecture. Je suis contente que tu aies changé d’avis 😉

    J’aime

  2. J’avais adoré ce petit bouquin ! Mais le challenge du jour me fait penser que du même auteur j’avais eu les plus grandes difficultés à terminer Moby Dick qui reste un douloureux souvenir de lecture.

    Aimé par 1 personne

  3. Je n’ai encore jamais rien lu de Melville, mais tant mieux si cette expérience te fut positive ! Je pense que je lirai Moby Dick en premier, mais qui sait, si Bartleby croise ma route, je ne le bouderai peut-être pas !
    Pour ma part, j’avoue que ce n’a pas été concluant… J’avais le livre parfait pour ce thème : le recueil de nouvelles Les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Tellement parfaitement dans le thème que je l’ai abandonné au bout de deux nouvelles. Du coup, ma chronique est si courte que je n’ai pas pu en faire un article à part entière : elle est sur Babelio (https://www.babelio.com/livres/Barbey-dAurevilly-Les-Diaboliques/796004/critiques/2579526) et sera incluse dans mon bilan du mois.

    J’aime

  4. C’est bien que tu l’aies relu et que ton avis ait évolué 😉 Je viendrai lire ton billet sur la BD (que j’ai lue aussi et peut-être plus aimé que la nouvelle parce que les dessins sont somptueux). De mon côté, je ne choisis pas mon camp puisque j’ai été à la fois agacée par Bartleby et à la fois observatrice et curieuse, par contre je me pose encore des questions !
    J’ai lu un livre politique, quelle horreur !, mais russe 😉 Aux jeunes gens de Piotr Kropotkine (1881, Russie) https://pativore.wordpress.com/2021/03/29/aux-jeunes-gens-de-piotr-kropotkine/
    Et finalement j’ai bien aimé. Je pense que ce sera le seul livre pour cette fois-ci, bonne continuation aux autres participantes 🙂

    Aimé par 1 personne

  5. J’ai appris l’existence de cette nouvelle à la sortie de la BD, du coup elle est sur ma pile, attendant son tour. Melville m’impressionne et j’admire ses lecteur.rice.s, et y entrer par une nouvelle me tentait bien. Et te lire renforce encore ma curiosité, bilan bientôt donc !

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire