Et mon coeur fait boum·L'Art du Roman·Que jeunesse se fasse...

Ogresse – Aylin Manço

Peut-être qu’un jour, il y a très longtemps, mon père a compris que je ne le choisirais jamais qu’à contrecœur. Peut-être que je l’ai pensé trop fort, trop près de lui. Peut-être que c’est pour ça que ça a été si facile, pour lui, de partir.

Quand son père s’en va, la décision d’Hippolyte n’a rien d’un choix cornélien. C’est sans la moindre hésitation qu’elle reste vivre auprès de sa mère qu’elle n’imagine pas quitter, même une semaine sur deux. Mais elle n’est pourtant pas dupe. Hippolyte est aussi en âge d’admettre qu’un malaise gangrène insidieusement leur cocon familial réduit à ce binôme mère-fille. Sa mère, souvent perdue dans ses pensées, semble dépérir et souffrir d’absences qui deviennent de plus en plus incontrôlables et récurrentes. Et que dire de cette obsession quotidienne? Chaque jour, Hippolyte se voit contrainte de manger des rations de viande saignante à souhait qui lui flanquent une nausée avec laquelle elle n’a d’autre choix que de cohabiter.

Il y a des gens, plus on les connaît, mieux on les aime. Moi, je soupçonne que c’est l’inverse.

Au lycée, les journées ne sauraient être belles sans ses deux acolytes. Et avec Kouz et Benji, la vie ne se conçoit qu’en la mordant à pleines dents. Et il faut dire que ces trois-là s’en donnent à cœur joie pour se régaler des instants à passer ensemble. Adolescence oblige, le goût de l’autre et l’appétit des corps se font sentir. Et cette période faste mérite qu’on la savoure avec fougue ou délicatesse…

C’est en ayant peur qu’on crée les monstres ; on les fait disparaître en fermant les yeux.

Que faire quand le foyer protecteur devient le lieu même où sévit le monstre? Que dire quand l’on vit non loin d’une forêt digne des contes qui aiment voir les enfants se perdre? Que penser d’une porte fermée à double tour qui attise et émousse les curiosités?

Alors le noir crache quelque chose de furieux qui me tombe dessus. Le salon se renverse ; le sol me heurte dans le dos. J’ouvre la bouche pour hurler mais le choc m’a coupé le souffle. Elle a les ongles enfoncés dans mes épaules et je sens son haleine sur mon cou.

Il y a dans ces pages assurément de quoi exhumer les terreurs endormies des contes de notre enfance. Mais quelle ingéniosité ici que de les déposséder de leurs incarnations habituellement si terrifiantes. Sous la plume d’Aylin Manço, les masques et les costumes tombent pour renverser les codes et pour laisser la cruauté germer au cœur même de la figure maternelle, habituellement rassurante et aimante. Voilà qui vient allégrement complexifier le rapport entre la victime et son bourreau, nourrissant habilement le malaise, alimentant sans vergogne une tension qui se joue furieusement de la morale.

Parfois, les mots nous trahissent. Ils disparaissent quand on a besoin d’eux.

Dire qu’Ogresse est un livre qui se dévore serait peut-être trop facile. Et pourtant… Les premiers chapitres sont comme une morsure qui laisse une petite marque apparemment anodine. Puis la trace qu’elle dépose sur vous n’a finalement rien d’éphémère. Bien au contraire. Elle s’accroche, tenace, elle s’ancre, en profondeur. Reste à renifler la peur qui grandit dans votre chair en vous laissant affamés, désireux de savoir quelle tournure prendra cette histoire où la voracité dicte les appétits les plus noirs et les plus insatiables.

Les chroniques de Fanny / Céline / #Céline / Noukette / L’Ourse bibliophile

Prolongements ou lectures en écho :

  • Vorace – Guillaume Guéraud
  • Le Chien noir – Lucie Baratte (Chronique à venir)
Ogresse d‘Aylin Manço
Édition Sarbacane,
dans la collection Exprim’
16€ /  278 pages / Février 2020

Famille je t’aime ! Famille je te hais ! – Littérature jeunesse

16 réflexions au sujet de « Ogresse – Aylin Manço »

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