C’est un seul et même âge, celui de la conquête: on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison.
Le bleu dessus, le bleu dessous. Quelques touches de blanc, ciel nuageux ou ce qu’il faut d’écume quand les vagues giflent la roche. De l’un à l’autre, la vertigineuse verticalité de la Corniche Kennedy qui attire les intrépides comme un aimant auquel on ne résiste pas. Céder aux vertiges, se laisser prendre au jeu des jambes, des ventres et des cœurs qui tremblent pour s’offrir l’insolence du frisson. Et se jeter à l’eau, dans un hurlement libérateur comme un grand bras d’honneur à la sagesse et à l’ennui. La vie, furieuse, dangereuse. Sans passé, sans avenir. Arracher le présent coûte que coûte, décrocher son lambeau d’immédiateté.
Mais, princes du sensible, ils sont beaux à voir, assurément.
Ainsi se jouent les heures adolescentes sous le soleil brûlant de Marseille. Lieu de retrouvailles, lieu de pouvoir, lieu où l’on affiche en un saut sa toute puissance face à ceux et celles qui vous accompagnent. À chaque plongeon son galon pour inscrire son nom parmi les héros d’un été. Et à ce jeu-là, les petits cons de la corniche excellent. Et l’arrivée de Suzanne dans leur petit monde ne fera qu’attiser ce goût du risque et des envolées périlleuses. Alors non loin de là, Sylvestre Opéra veille, derrière ses jumelles attentives et répressives. Tant qu’il sera affecté à la surveillance de la corniche, il est hors de question qu’un drame arrive.
La petite, restée sur la Plate, s’assied et pleure de rage – de rage, mais pas de douleur, juste de fines larmes verticales dans un visage buté.
Les corps et la torpeur estivale, le vent, le sel sur la peau trop sèche qui tiraille, les corps doré languissants d’une adolescence qui n’est que lutte et combat. Mais derrière la vitrine éblouissante de cette jeunesse orgueilleuse et frondeuse, Maylis de Kerangal s’empare aussi de leurs ombres flottantes, de leurs hontes de gosses face aux adultes qui ne savent pas comment s’y prendre avec l’impertinence de cette jeunesse-là.
Peu de véhicules, trafic fluide, Sylvestre pilote la voiture […] tremble, sourit, abaisserait la vitre et hurlerait dans le courant d’air s’il ne craignait d’apeurer sa passagère, un cri de victoire qui n’aurait pas grand chose à voir avec Tony menotté en cellule, mais donnerait une réplique exemplaire à son corps saturé de fatigue et de solitude, douloureux comme s’il n’était qu’une seule courbature, un unique hématome.
Et puis il y a ce style, cette façon si singulière d’écrire. Qu’on l’aime follement ou qu’on la déteste. Celle d’une autrice dont on reconnaît les mots dès les premières pages. Ces phrases longues et tortueuses qui dissèquent tout ce qui passe dans son champ d’observation. Tout est si justement posé qu’on a aussitôt l’impression d’avoir sous le yeux un film au ralenti qui rend compte de chaque détail, chaque geste, chaque souffle. Rien ne paraît alors insignifiant au cœur de cette langue sans cesse mouvante, et qui, à l’instar du ressac, fascine et enchante si tant est qu’on accepte qu’elle nous remue et nous bouscule.
Chronique d’un coup de foudre au milieu des livres : Réparer les vivants.
BO des pages tournées : Mystery of love – Sufjan Stevens
- Un autre roman au goût d’été: Call me by your name – André Aciman
- Le petit podcast en écho: Le défi du rocher – France culture
Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal Éditions Gallimard, dans la collection Folio 6,49 €, 192 pages, 2010 Adapté au cinéma par Dominique Cabera |
Je l’ai quelque part chez moi, j’avais adoré Réparer les vivants. Ta chronique me donne envie de dépoussiérer celui-ci…
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Je fais partie des lectrices qui adorent le style de Maylis de Kerangal et celui-ci, je l’ai lu entre deux respirations, d’une traite.
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J’ai lu uniquement Réparer les vivants qui m’avait profondément bouleversée ! Celui-ci me tenterai bien également.
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J’ai adoré son style dans Réparer les vivants et Corniche Kennedy, mais j’ai trouvé qu’il ne convenait pas au sujet de Un monde à portée de main… enfin, ce n’est que mon ressenti.
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J’ai préféré Naissance d’un pont, mais je l’ai tout de même beaucoup aimé, car comme tu l’exprimes très bien dans ton billet, l’auteure restitue avec beaucoup de force l’énergie solaire de la jeunesse..
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Folio a changé sa première de couv’ concernant ce roman. C’est mieux ! Bon souvenir de lecture pour moi.
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D’elle je n’ai lu que Réparer les vivants qui fait partie de mes livres favoris… je ne sais toujours pas pourquoi je n’ai pas encore lu d’autres de ses livres.
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J’avais vu le film et cet été j’ai découvert la corniche à Marseille. Fabuleux.
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Je pense voir le film bientôt ! Et je ne raterai pas la corniche si je découvre un jour Marseille
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Mon roman préféré de cette auteure que je préfère dans ses récits courts.
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J’aime beaucoup l’autrice… Réparer les vivants m’a marquée.
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J’en garde un souvenir bouleversant.
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Réparer les vivants est toujours dans ma pal…Une auteure qu’il faut que je découvre!
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Il n’avait pas égalé Réparer les vivants pour moi, mais je l’avais adoré et j’y ai forcément beaucoup pensé en longeant cette fameuse corniche pendant mes vacances !
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