Gepetto est un inventeur raté enfermé dans son atelier pendant que sa femme fanée se dore la pilule dans le jardinet de leur quartier résidentiel et regarde des soap opera à longueur de journée. Mais les dollars surgissent dans les pupilles quand naît entre ses mains usées son Pinocchio de fer et d’acier, pantin-androïde des temps modernes… L’œuvre est belle et porte en elle bien des promesses: elle comblera de moult manières toutes les ménagères qui saturent des tâches quotidiennes et ses fonctions enrichies pourraient aller jusqu’à intéresser les esprits conquérants des généraux en mal de guerre.
Jiminy le valeureux criquet est quant à lui devenu triste cafard et il n’aurait assurément rien à envier à un personnage de Bukowski. Autrefois bienveillante conscience, c’est son inconscience qui le caractérise dès sa première apparition. Alcoolique notoire qui pue le cigare et la débauche, cet écrivain sans envergure trouve refuge dans les méandres du cerveau fait de câbles et de connexions du patin et l’accompagnera dans ses déambulations rocambolesques. Deux personnages qui cohabitent dans l’ignorance de l’autre, compagnons d’infortune en errance dans le pire des mondes.
Jiminy avait dépassé la trentaine et il sentait sa vie lui échapper. Il se voyait déjà finir ses jours dans un foyer crasseux à faire la femme pour des clochards psychopathes.
Fumées des cigares, mouches à merde, océans pollués, dangereux soldats de plomb, princesses déchues: l’univers merveilleux des contes n’est plus et se voit ici renversé de manière extrême. La cruauté est légion et l’on se délecte du sordide. Les enfants sont exploités, les cadavres ont les viscères à vif, le sexe est sale. En tournant ces pages où croupissent des héros qui nous sont pourtant familiers, nous voyons s’inviter dans cette danse macabre ces figures enfantines qui ne sont plus que vices et perversion. Les sept nains sont de vulgaires libidineux phallocrates, les loups-garous sont encore plus terrifiants que dans nos pires cauchemars et le fabuleux royaume de Disney que l’on devine à l’horizon de certaines cases préfigure le célèbre Dismaland de Banksy. Dans ce monde-là, les pendus côtoient les sucreries et la saveur mielleuse des contes laisse place à une amertume rance et à un propos des plus acides.
Ce jour-là, Jiminy se dit qu’entre le vide et le néant, il n’avait que l’embarras du choix.
Ce titre avait absolument tout pour me déplaire et si je l’avais feuilleté en libraire (cédant à la beauté de sa couverture), je ne l’aurais probablement jamais lu. La belle erreur. Winshluss s’attaque ici à un grand classique de notre enfance et si la trame narrative reste celle que l’on connaît, il entraîne son lecteur là où il n’est assurément pas prêt à aller. Dans un scénario impeccablement mené, chaque scène racontée s’orchestre fabuleusement jusqu’au final. Le trait est à l’image de l’histoire: il écorche la page dans une gamme de couleurs rétro qui donne à l’album un petit côté désuet. Il sert ainsi l’abject, entretient le malaise et l’amplifie sans cesse et ces pages insolentes tiennent le lecteur captif, entre fascination et répulsion.
Dans cet album en partie muet, le silence laisse néanmoins entendre qu’on est tous le monstre d’un autre. Toutes les situations semblent venir exacerber la facette la plus sombre de chaque personnage. Vous l’aurez compris, ce Pinocchio vendu dans un écrin splendide renferme une perle noire. Destiné à un public averti, ceux qui tourneront ses pages ne devront pas s’attendre à être ménagés. Amateurs de traits plutôt lisses ou de mignonneries doucereuses, passez votre chemin car ce livre est aux antipodes des contes aseptisés. Adultes, c’est à vous que ce conte crasseux s’adresse, puisant sa force dans une esthétique souvent repoussante et offrant une expérience assez inédite de lecture. Baudelaire a su faire émerger la beauté de la charogne et Winshluss à sa manière s’inscrit dans sa poétique lignée. Attendez-vous clairement à être bousculés dans vos habitudes ronronnantes de lecteurs et – ultime scandaleuse prouesse – préparez-vous à trouver cela furieusement beau.
Prix du meilleur album au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2009.
Pinocchio – Winshluss
Couleurs de Cizo / Boniaud / Bernard / Felder
Éditions Requins Marteaux
Collection Tête creuse
192 pages / 22 € / Janvier 2009
ISBN: 978-2-84961-128-9
Prix du meilleur album au FIBD d’Angoulême 2009.
La BD de la semaine

Vu que ma première réaction aurait sans doute été celle que tu décris (si tu l’avais feuilletée) je pense que je me laisserai tenter si je la vois à la médiathèque pour dépasser mon a priori 😉
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C’est tout à fait le genre d’univers vers lequel j’ai envie d’aller et les planches ne gâchent rien !
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pas sûre de réussir à passer outre les dessins qui ne sont pas mon genre… à voir.
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Ils ne sont pas du tout le mien. Mais j’avoue que j’ai envie de tenter des lectures à contre-courant ces derniers temps. Avec ce genre de titre, on peut dire que j’ai été servie et très agréablement surprise de me voir y être sensible…
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tu me rends assez curieuse !!
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Je n’ai jamais eu envie de lire cet album malgré tout le bien que j’en ai entendu. Mais justement, à la lecture des avis enthousiastes, dont le tien maintenant, et comme la curiosité est un bien joli défaut dans le monde des livres, il risque de passer entre mes mains un jour.
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C’est très spécial Winshluss mais forcément une telle revisite ça intrigue et ça titille drôlement !
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Pinocchio version Disney, je n’aime pas du tout.
L’oeuvre originale m’attire tout comme ses détournements, alors pourquoi pas !
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En terme de détournement on est très bien là ! Au plaisir de lire ton avis !
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J’adore la couverture mais je ne sais pas si l’intérieur me plairait. Parfois, c’est vraiment bon de tenter des expériences inhabituelles. En tout cas, ton billet attise ma curiosité, ça c’est sûr!
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C’était vraiment l’idée pour cette lecture à contre-courant. Et je ne regrette vraiment pas !
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J’ai déjà été bousculée avec « moi ce que j’aime c’est les monstres », alors pourquoi pas une deuxième fois ? mais les dessins ne me tentent pas trop
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Ton article attise intensément ma curiosité.
Merci pour la découverte.
Au plaisir de te relire…
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on sent dans ton billet et dans les commentaires que beaucoup hésitent à aller vers cette lecture : je fais partie des hésitantes.
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Te « connaissant », tu peux passer ton chemin. C’est si sombre que je doute que tu apprécies l’expérience.
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C’est que ça pourrait me plaire ça! Les trucs noirs, un peu malsains, tortueux…
Quelle découverte tant pour le titre que pour l’auteur.
Merci!
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Bon, le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle est originale la BD que tu présentes. L’univers n’est pas le mien mais tu le vends bien alors si je mets la main dessus, pourquoi pas.
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Les dessins sont un peu criards pour moi, en fait, les couleurs, mais pourquoi pas parce que le thème me plaît 😉
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Je ne suis pas fan du dessin et pas plus que cela de Pinocchio, donc cela m’étonnerait que je finisse par m’y pencher. Malgré ton chouette billet 🙂
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La couverture m’aurait attirée, les illustrations non. Mais ton billet donne très envie !!
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Je pense que ma réaction aurait été pareille à la tienne! Ces couleurs… c’est particulier. Mais l’idée d’un album presque muet me plait bien.
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D’autant qu’il est sacrément épais !
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Ma première impression a été la même que la tienne mais comme au final tu as aimé je tenterai.
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J’adore cet album, c’est tellement décalé, et puis à la maison j’ai un fan de Winshluss, donc on a pas mal de ses albums, dont celui-ci ! C’est un auteur qui bouscule (beaucoup) les codes, dirons-nous…
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ça me plairait bien de redécouvrir l’histoire sous cette forme, je note !
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Attends-toi à une expérience singulière !
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