Et mon coeur fait boum·Que jeunesse se fasse...

Bordeterre – Julia Thévenot

Ce qu’il faut comprendre, c’est que nos deux mondes sont incompatibles. Eux vivent de silence, de calme et d’harmonie, et protègent la quiétude de leur univers, sa paix. Nous de notre côté, sommes agités de pensées, de bruits, de colères et d’espoir; c’est ce qui fait de nous des êtres pensants, complexes.

Perdre son humanité. Et devenir un jeune Débordé. Il faudra quelques secondes. Il suffira d’un presque rien pour que tout bascule. Pour que les héros s’engouffrent dans ce passage imperceptible vers cette cité digne des plus grands domaines médiévaux.
Accepter de voir son corps se démarquer de sa chair. Devenir translucide, transparent. Renaître en s’effaçant et s’inscrire dans une lignée, une génération qui dit le temps passé dans ce monde où chanter est un crime, où la répression bat son plein si votre impertinence dérange, où la vie semble si ritualisée qu’elle en devient suspecte.

Lui raconter que des révolutions, quand ça rate, c’est pire qu’avant. Parce que la vis est resserrée, et que tout le monde a peur de recommencer.

C’est ainsi qu’Inès et son frère Tristan se faufilent dans la faille qui les mène à Bordeterre et croisent tour à tour de curieux personnages qui ne manquent pas de panache. Alors que l’une se rapprochera de la grande noblesse du royaume incarnée entre autres par Philadelphe Saint-Esprit, l’autre côtoiera les bas-fond de la ville – à Bordelterre – où s’amasse le peuple qui grouille et vivote sous le regard des sbires des plus hautes sphères. Tristan y rencontrera Alma, une jeune femme fougueuse et révoltée qui refuse viscéralement de subir les règles de vie liberticides des puissants.

L’eau d’oubli nous abrutit dès le premier jour. En oubliant qui nous étions, qui nous aimions, d’où nous venons, nous nous trahissons nous-même. Et un type qui s’est déjà trahi lui-même est prêt à d’autres compromissions.

Deux mondes se dessinent alors dans l’esprit du lecteur et les rouages et mécanismes du royaume se dévoilent progressivement. Dans une ville où l’oubli est érigé en art de vivre, Alma veut que subsiste la mémoire. Réveiller celle des anciens, construire celle des enfants. Figure de révoltée, ayant beaucoup perdu, elle envisage de prendre le risque de rêver à une vie meilleure. Si l’on pénètre dans ce monde par une petite brèche invisible, d’autres failles subsistent et méritent que l’on s’y introduise pour faire vaciller l’ordre injustement établi.

Alma avait besoin qu’on ait des idées pour elle. Qu’on la guide, qu’on la dirige. Elle avait toujours adoré critiqué, sous-entendre, ne pas être d’accord; elle aimait passionnément cette liberté-là. Mais la liberté de décider était un gouffre trop profond. Elle était avant tout une force d’opposition.

Gardiens, monstres, fléreurs, hauts porteurs, cérémonie d’Ancrage, esprits du silence, Lac zéro, pierres qui confèrent une singularité héréditaire… Julia Thévenot offre à la littérature ce qui fait sa grande force et ce qu’on aime tellement chez elle: avec ses mots, elle crée un monde, donne vie à un univers, instaure des codes et un langage. Une passerelle entre le réel et l’imaginaire pour une lecture qui sonne comme une invitation, un défi à explorer les méandres de l’imagination. Et cela fonctionne tant ce qu’elle tisse nous emporte. Au fil des pages, nous demeurons, à l’instar des protagonistes, absolument captifs de ce monde parallèle. On pense à Mourlevat, et son sublime Combat d’Hiver, on ressent l’influence de J K Rowling, on se crispe parfois comme lorsque l’on lit les romans d’Atwood sans pour autant que ces auras littéraires ne fassent de ce roman, une pâle copie qui épuiserait ses sources.

Il faudrait qu’elle parte au combat pour de fausses raisons, afin de tuer pour les vraies.

J’ai lu ce livre avec une plaisir fou et une inlassable ferveur. Ces pages tournées ont su m’arracher du quotidien avec à chaque fois l’envie irrépressible de remettre à plus tard (ndlr: j’entends par là encore plus que d’habitude) tout ce qui m’extirpait de ma lecture. Reposer se livre impliquait que je me fasse véritablement violence. Et cette sensation qu’aiment tant les lecteurs initiés suffit pour dire combien il est bon et grisant d’avoir entre les mains un roman de cet acabit et vous fait furieusement jalouser tout ceux qui n’ont pas encore découvert le royaume de Bordeterre.

Inès rêva de rendez-vous manqués.

Le blog de Julia Thévenot: Allez vous faire lire !

BO des pages tournées: Howls Moving Castle Theme – Anime Kei

Bordeterre de Julia Thévenot
Éditions Sarbacane, dans la collection Exprim’
ISBN: 9782377312252
18€ / 512 pages/ Mars 2020

Que jeunesse se fasseDystopie, uchronie…

 

22 réflexions au sujet de « Bordeterre – Julia Thévenot »

    1. J’avais l’occasion de le lire dans le cadre de Mes Premières 68 mais j’ai refusé l’envoi ( nombres de pages, temps pour le lire, et… Surtout le contexte du livre)
      J’ai lu récemment, toujours dans le même cadre, Steam Sailors et là aussi l’auteur a inventé un monde, des légendes… Et je suis restée treeeeees en retrait. Vraiment. J’ai énormément de mal à lire ce genre de récit, je n’arrive pas à m’imaginer les décors, les lieux.
      Mais comme il ne faut jamais dire jamais, si un jour je le croise à la bibliothèque, je l’emprunterai.

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  1. J’avais l’occasion de le lire dans le cadre de Mes Premières 68 mais j’ai refusé l’envoi ( nombres de pages, temps pour le lire, et… Surtout le contexte du livre)
    J’ai lu récemment, toujours dans le même cadre, Steam Sailors et là aussi l’auteur a inventé un monde, des légendes… Et je suis restée treeeeees en retrait. Vraiment. J’ai énormément de mal à lire ce genre de récit, je n’arrive pas à m’imaginer les décors, les lieux.
    Mais comme il ne faut jamais dire jamais, si un jour je le croise à la bibliothèque, je l’emprunterai.

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    1. Franchement, quitte à ce que cela se solde par un échec cuisant, je serais pour insister trèèèèès lourdement et te dire lance-toi ma Fanny! Parce que ce monde ressemble à une cité médiévale qui aurait aussi quelque chose d’extrêmement familier et contemporain. La thématique des révoltés, déjà vue-lue dans des trilogies à la Hunger Games fonctionne très bien et donne une place de choix à la musique et aux chants. Il y a aussi un tout petit côté Miyazaki avec quelques créatures sans toutefois tomber dans tous les travers que je fuis dans ce genre de récits. Et si tu as déjà lu et aimé du Mourlevat, tu y trouveras ton compte. (Et si ce n’est pas encore fait, lis donc Le Combat d’hiver ou Le Chagrin du roi mort.)

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