Et mon coeur fait boum·L'Art du Roman·Rentrée littéraire

Le Sillon – Valérie Manteau

Savez-vous ce que cela représente pour un homme d’être enfermé dans l’inquiétude d’une colombe? Hrant Dink

Valérie Manteau est d’abord tombée amoureuse d’Istanbul avant de tomber amoureuse d’un homme. Alors qu’elle sent que leur relation s’étiole et lui échappe, elle décide d’écrire sur cette distance qui s’installe pour finalement laisser prendre à son récit une autre direction: dépeindre ce pays en profonde mutation en puisant dans les temps forts d’une année passée dans cette ville au carrefour de l’Europe et de l’Asie.

Comment veux-tu avoir une relation profonde – élever des enfants, je n’en parle même pas – avec un type qui a grandi sans Peau d’âne de Jacques Demy, qui ne sait pas qui sont Mary Poppins ni Barbe-Bleue. Les contes commencent tous par la formule « il fut, il ne fut pas »; ça donne une idée du brouillon d’insécurité dans lequel baignent les rêves de ce pays.

Roman profondément ancré dans notre époque, Le Sillon se fait le miroir d’une société engoncée dans ses traditions et manifestement bouleversée par la politique instable et liberticide d’un Président à la tête d’une illusion de démocratie. Sur le chemin de Valérie Manteau, l’aura d’un intellectuel et journaliste arménien Hrant Dink, voix puissante des militants pour la liberté réduite au silence par jeune nationaliste s’étant senti offensé par ses prises de position. Comment ne pas songer aux attentats de Charlie Hebdo – équipe dont l’auteur de ce roman a fait partie – et aux douloureux échos que cela provoque en elle? L’occasion de nombreuses réflexions ironiques ou circonspectes sur la France « pays des droits de l’Homme » et la Turquie – pays où l’on bafoue la liberté d’expression.

Des personnalités comme lui, chaque peuple n’en produit qu’une par génération, et encore. […] Hrant a ouvert la boîte de Pandore. Il n’était pas comme les autres Arméniens qui avaient vécu toutes ces années sans oser parler. Lui ne voulait plus être du peuple des insectes qui se cachent, de ceux qui ne veulent pas savoir.

Au milieu de ce chaos, l’auteur nous livre un regard acéré sur un pays pour lequel elle éprouve une profonde admiration, consciente de ses faiblesses et de ses dérives, et nous donne les repères nécessaires pour appréhender cette Turquie que je méconnaissais. Elle nous donne l’occasion de saisir une partie de l’Histoire dans son immédiateté. Avec intelligence et finesse, elle croise deux regards: celui d’une femme (étrangère) optimiste et révoltée au regard neuf, en plein projet d’écriture et ceux des militants turcs parfois plus résignés et désabusés face à l’immensité des combats qu’il reste encore à mener. (Et quel plaisir que de voir surgir au cœur de ces pages cette autre figure féminine charismatique qu’est Aslı Erdoğan…)

La portée d’un tel titre est ici multiple. Le mot sillon est d’abord la traduction d’Agos nom du journal fondé par Hrant Dink, mais il est aussi profondément métaphorique et symbolique… Territoire meurtri, libertés rayées d’un quotidien souvent malmené , corps entaillés par les mains sales des crimes politiques… Enfin n’est-il pas la trace d’une plume sur le papier, d’une voix que la littérature est en mesure de faire entendre à ceux qui prendront le temps de partager cette immersion est forte, totale et passionnante dans les rues d’Istanbul sur les traces des grands intellectuels et penseurs turcs?

Sobrement, personnellement, simplement , je ne veux pas être complice. Aslı Erdoğan

Le Sillon – Valérie Manteau

Le Tripode

280 pages / 17 €

ISBN: 9782370551672

Roman en lice pour le Prix du roman Fnac 2018.

Première sélection du Renaudot 2018

30 Août 2018

Rentrée littéraire Août Septembre 2018

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