Coup de théâtre !·Et mon coeur fait boum·Les classiques c'est fantastique

Antigone – Jean Anouilh

Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n’est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite –ou mourir.

Polynice et Étéocle se sont affrontés pour prendre le pouvoir. L’issue fatale pour les deux frères conduit Créon à offrir à l’un de fastueux hommages funèbres, laissant à l’autre le sol caillouteux et le ciel plein de charognards. Antigone ne supporte pas l’injustice du pouvoir et malgré l’interdiction de ne pas approcher le corps du défunt condamné à pourrir sous les yeux de tous, elle profite de la nuit pour jeter ce qu’il faut de terre sur le corps de son frère.

C’est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles.

Antigone a donc désobéi. Elle a commis l’irréparable aux yeux de la loi de Thèbes. Elle a bafoué son oncle, n’ayant que faire de l’interdiction royale. Fille d’Œdipe le maudit, elle n’échappera pas au sort tragique de la famille des labdacides, héritant de sa force de caractère jusqu’au-boutiste. Consciente de son crime de lèse-majesté, elle se présente à son oncle et lui annonce qu’elle est prête à mourir. Promise au trône – puisqu’elle doit épouser Hémon, le fils de Créon – elle met, par ce geste provocateur, le Roi de Thèbes dans un embarras sans précédent. Nous voilà plongés au coeur même du dilemme théâtral.

Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s’il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s’il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu’il sache pourquoi, s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui » lui aussi, alors je n’aime plus Hémon !

Après un sublime prologue qui porte en lui toute l’essence tragique de l’histoire , la pièce peut commencer. Dans un dialogue aussi passionné que passionnant, Jean Anouilh reprend le personnage mythique de Sophocle et lui donne une dimension flamboyante, faisant de l’incandescente Antigone, un des plus beaux personnages littéraires qui soit. Éternelle adolescente, fascinante révoltée, elle incarne à jamais celle qui refuse de se soumettre et qui clame avec la ferveur inconditionnelle des condamnés l’importance de défendre les combats qui nous tiennent à cœur avec une infaillible abnégation. Excessive,  grandiose, foudroyante. Antigone accepte la mort en renonçant à l’amour fade, aux complaisances, aux faux-semblants. Qu’importe le fait qu’elle ait tort ou raison, qu’importe si son jeune âge la dispense de recul sur le monde. Elle est celle qui dit non. Définitivement. Pour elle, et pour tous les autres. Un non au monde, aux adultes, aux compromis, au pouvoir, aux faiblesses, à l’arbitraire. Et l’on sait ce que cela implique et sous-entend lorsqu’une pièce comme celle-ci est jouée pour la première fois en 1944.

C’est très joli, la vie. Mais cela a un inconvénient, c’est qu’il faut la vivre.

Il y a dans chacune de mes nombreuses lectures d’Antigone, le souvenir d’une collégienne qui découvre la littérature, celui d’une adolescente qui prend de plein fouet toute la beauté et la grandeur du personnage, celui d’une femme qui déteste choisir fascinée par une héroïne forte de ses choix, celui d’une jeune professeure qui met pour la première fois, un peu fébrile, ce texte qu’elle aime tant entre les mains de ses élèves, celui d’une un peu moins jeune enseignante, qui confie plus sereinement ce titre en espérant toujours que les mots et la littérature poursuivront leur chemin en touchant ceux qui sauront leur prêter un œil ou une oreille attentive.

Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard?

Un livre à lire parce qu’indispensable, incontournable et magistral. (Oui, rien que ça.)

Antigone – Jean Anouilh

Édition La Table Ronde

Collection – La Petite vermillon.

ISBN:9782710381419

5€60 / 128 pages

Les Classiques c’est fantastique.

Ma résolution livresque étant de lire (au moins) 12 classiques dans l’année, voilà le récapitulatif de mes lectures, mois après mois… (Pour le moment, je respecte étonnamment mon carnet de route…)

◊ Janvier: La Machine infernale – Jean Cocteau. / Une nuit avec Verlaine – Sophus Claussen

◊ Février: Le Joueur d’échecs– Stefan Zweig

◊ Mars : Le Joueur d’échecsZweig par David Sala  /  Le Jeu de l’amour et du hasardMarivaux

◊ Avril : Deux ans de vacances Adaptation BD du roman de Jules Verne par Brrémaud, Chanoinat & Hamo. / L’Enfant et la rivière  Henri Bosco

◊ Mai : L’Enfant et la rivière Bosco et Xavier Coste

◊ Juin : Pilote de Guerre Saint-Exupéry

◊ Juillet : Antigone – Jean Anouilh

 

29 réflexions au sujet de « Antigone – Jean Anouilh »

  1. Lu et relu à de multiples reprises. Tu parles à mon coeur là, bien sûr !! J’ai une petite préférence pour la première version acquise en seconde, orange/rouge. Ensuite j’ai lu presque tout Anouilh. Je crois que je possède d’ailleurs une belle collection de ses autres pièces où il est plus sarcastique et drôle.

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    1. Je savais qu’avec un titre pareil, j’allais nécessairement faire mouche avec toi. En revanche, je n’ai lu qu’Antigone et Médée d’Anouilh. J’ai peur d’être moins réceptive à sa drôlerie… Tu me conseillerais quoi dans cette veine?

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  2. La première lecture de cette pièce (au lycée) m’avait émue à tel point que je l’ai classé en première place d’un top 100 récemment élaboré… à sa relecture, j’ai émis quelques bémols (notamment une grandiloquence pas toujours à propos) mais l’empreinte que m’a laissé sa découverte fait qu’il occupe malgré tout une place particulière dans mon « panthéon » littéraire !

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    1. Ah ce Top 100… Il faudrait que je m’y mette…
      J’entends ce que tu dis sur la grandiloquence. L’esprit « tragique » engendre aussi ces envolées-là. Et quand tu parles d’empreinte, c’est exactement ça. Une marque. Indélébile.

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