BD de la semaine·Et mon coeur fait boum·Neuvième art·O.L.N.I·Prix littéraires

Ici -Richard McGuire

Une maison de style colonial et toujours le même angle de vue. Plan large sur le salon. Tout en haut de la page, dans un coin discret, un petit encart gris où défilent les dates, où s’écoulent les années. Une chronologie éclatée puisque les époques se mélangent avec pour seul lien ce lieu qui concentre en lui des milliers d’histoires. L’éventail temporel est bien vaste… 3 000 500 000 avant JC, 1614, 1985 , 10175… Des années qui nous sont proches et d’autres dates plus vertigineuses et étourdissantes. Aucun décompte, juste un mélange étonnant qui par un jeu de superpositions donnera l’occasion à des vies lointaines de se croiser pour un dialogue hors du temps pour le plus grand plaisir du lecteur.

Dans cette maison, des cris d’enfants, des soirs festifs, des sapins de Noël, des papiers peints de plus ou moins bon goût, des conversations qui font pleurer, des mots qui font sourire.
Dans cette maison, un piano, des affiches encadrées, un miroir au-dessus d’une cheminée, une table basse, une étagère remplie de livres, un écran noir qui prend de plus en plus de place.
Dans cette maison, des parties de cache-cache, des chutes, des accidents, des imprévus, des bris de glace, des battements d’ailes, des battements de cœur.
Dans cette maison, ceux qui dansent, ceux qui restent, ceux qui partent, ceux qui se quittent, ceux qui surgissent, ceux qui ne reviendront plus.
Dans cette maison des caresses, des baisers, des mains frôlées, des coups de fil, des coups de sang.

Personne ne connaît le mode d’emploi de la vie. Tout le monde tâtonne dans le noir.

Cet album est complètement dingue et absolument brillant. Les premières planches paraissent particulièrement froides et pourraient en rebuter plus d’un. Il faut pourtant laisser le temps à l’œil et à l’esprit de s’habituer à cette narration singulière, de trouver leurs repères dans ce salon aux multiples facettes, dans ce lieu qui traverse le temps. A la toile de fond s’ajoutent des vignettes qui nous plongent dans d’autres époques et on laisse alors se déployer avec beaucoup de curiosité ces bribes de vies éphémères. Sur certaines planches, la maison a disparu et l’on découvre ce qu’elle fut avant que les hommes ne s’emparent des lieux et ce qu’elle sera quand le temps et la vie auront pris un autre visage.

Il y a un an, Ici recevait le Fauve d’or à Angoulême et peu de temps après, Dom la fée me faisait un très beau cadeau en me l’offrant… J’ai rarement été aussi déstabilisée et bouleversée en lisant un album et je suis cependant persuadée qu’il laissera de marbre certains lecteurs. Et pourtant, il saisit l’insaisissable, il interroge notre place et notre rapport au monde, il nous replace – êtres de passage – dans une immensité vertigineuse qui nous dépasse et fait de nos vies des clichés dessinés qui tôt ou tard appartiendront à une époque révolue. Je sais pertinemment qu’il est venu piquer chez moi des sujets qui me questionnent et que c’est sans nul doute pour cette raison qu’il m’a autant marquée. Je suis entrée dans cet album et j’y ai (in)consciemment glissé mes murs, mes visages, mes amours, mes adieux, mes fêtes, mes retrouvailles, mes absents. J’y ai trouvé des pages où l’on apprend un peu à tolérer et à accepter l’oubli. Une expérience de lecture aussi curieuse qu’inédite et qui vient effleurer le sensible à travers une fresque de l’humanité incroyablement maîtrisée.

Enregistrer

Ici
Scénario et dessins de Richard McGuire
Traduit de l’américain par Isabelle Troin 
ÉditionsGallimard
29 € / 304 pages / 2015
Fauve d’Or 2016 – Lire l’ailleurs – Neuvième Art

31 réflexions au sujet de « Ici -Richard McGuire »

  1. Je ne sais pas s’il laissera de marbre tant de lecteurs que cela. En tout oui, il faut parvenir à dompter ses réticences initiales. Il semble austère. Mais finalement, on se pique très vite au jeu, on trouve très vite nos repères et ce regard sur le temps est universel finalement. J4ai adoré 🙂

    J’aime

  2. Je ne sais pas si elle est faite pour moi cette BD… Généralement, le genre trop « dingue » ne fonctionne pas avec moi (suis trop sérieuse ^-^)! Mais elle a l’air très originale, c’est le moins que l’on puisse dire!

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire