Neuvième art

Il était une fois dans l’Est – Birmant & Oubrerie

A ce moment-là, s’ouvre grand la porte du bistrot. Entre une femme du monde, emmitouflée dans un manteau d’été aux manches brodées.

Isadora Duncan est une femme de poigne, ostensiblement libérée, éternellement contestataire et engagée, la tête bien pleine de ses convictions politiques qu’elle affiche sans crainte et qui participent de l’aura de ces femmes que vous redoutez autant qu’elles vous fascinent. D’une grâce folle et envoûtante, lorsque son corps, libéré par la musique d’un gramophone, se meut pieds nus sur le sol, le temps semble suspendu au moindre de ses mouvements. Les tissus de sa robe virevoltent et ses arabesques et contorsions sont d’une beauté diabolique, presque impudique. Chaque page où elle apparaît en dansant a quelque chose d’étourdissant et l’on ne sera pas surpris de voir Sergueï Essenine, jeune poète tourmenté, s’éprendre de cette femme bien plus âgée que lui… Il nous faudra peu de temps pour comprendre que l’histoire qui va nous être contée n’échappera pas aux amours tumultueuses et orageuses des amants maudits.

Elle tourne. Elle est une petite flamme aux gestes aussi précis que celui d’un archet. Il y a une aisance folle, une rigueur invisible qui font de sa danse l’expression parfaitement juste de la musique.

Il était une fois dans l’Est ou ce premier tome qui me laisse un sentiment mitigé. C’est évidemment et sans aucune surprise une magnifique balade graphique. Après une immersion dans le Paris fou de Picasso, le trait d’Oubrerie est définitivement fait pour dépeindre tout le charme du grand Est, toute la beauté des étoffes, toute la légèreté des tissus et voilages, toute l’ambiguïté d’une Russie post-révolutionnaire à la fois majestueuse et austère. De la campagne où règne la misère aux grands palais où les festivités battent leur plein, le personnage d’Isadora Duncan, gorgé d’ocre et d’aquarelle, imprègne de sa présence charismatique chacun des lieux et des esprits qu’elle ne cessera de hanter. Cette ruée vers l’Est dans le berceau historique du communisme est riche de promesses qui nourrissent allégrement ses ambitions artistiques et sa quête de gloire.

Là-bas, tu crèveras dans l’ombre de ta danseuse.

Derrière cette prouesse graphique se déroule un ambitieux récit qui ne lésine pas sur les flash-back et ruptures narratives. Si l’histoire de la jeune femme se lit à rebours, elle sombre parfois dans l’écueil du manque de clarté. Ajoutons à cela que ce premier tome n’échappe pas à quelques longueurs et que bien des aspects du récit m’ont parfois semblé confus, passant d’un sujet à un autre aux dépens d’une certaine fluidité narrative

Au-delà de ces quelques réserves – qui ne m’empêcheront absolument pas de découvrir avec plaisir la suite de l’histoire – j’ai particulièrement apprécié les fulgurances poétiques du sombre poète, sorte de Rimbaud russe déchiré par des démons qui l’obsèdent et le dévorent. Alcool, voyage, sexe, poésie, politique et danse sensuelle: un cocktail corsé et explosif  pour cette histoire qui exigera une lecture attentive et soutenue afin de pouvoir dépasser son apparente complexité chronologique.

Alors, prêts à rencontrer l’enivrante Isadora?

Sans une petite étourderie ♥, cet album n’aurait probablement jamais été lu ni chroniqué car j’avoue être passée totalement à côté de sa parution. Et pourtant, tout était fait pour que j’y sois sensiblement attentive en voyageuse du grand Est et éternelle amoureuse du travail de Birmant et Oubrerie (Lisez leur tétralogie Pablo Picasso…). A une semaine de mon départ pour les pays baltes, j’ai pensé que cette lecture de circonstance avait tout à fait sa place au milieu des livres pour la BD de la semaine.

Ma chronique sur l’exposition parisienne qui avait été consacrée à la BD Pablo: ici.

BD de la semaine Chez Stephie
BD de la semaine
Chez Stephie

Il était une fois dans l’Est – Tome 1 – Birmant & Oubrerie

DARGAUD

152 pages – 22.90€

Novembre 2015

34 réflexions au sujet de « Il était une fois dans l’Est – Birmant & Oubrerie »

  1. Désolé pour le hors sujet, mais j’aime beaucoup ton nouveau blog, très aéré, claire… La police de caractère est plus grande, merci d’avoir pensé à mes pauvres petits yeux fatigués. Bravo ! 😉

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  2. J’aime beaucoup cette nouvelle présentation : très claire, très épurée !

    J’aime beaucoup le travail de Clément Oubrerie donc je pense que je me laisserais tenter par cette BD, au moins par curiosité 🙂

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  3. Perso, j’ai lu cet album si tôt sa sortie… et j’ai trouvé le côté graphisme au top ! Le mouvement d’Isadora est somptueux, très juste dans l’expression selon moi. Le trait d’Oubrerie est en constante amélioration (toujours selon moi !!)
    Le scénario m’a demandé aussi une lecture attentive mais du fait, j’ai trouvé ça intéressant la manière dont cela est traité. Exercice chronologique qui m’a semblé fort habile ! Je n’ai pas souvenir d’avoir été gêné par les longueurs dans ma lecture. Mais je reconnais que la fluidité est particulière, poétique !
    Je pense que le tome 2 viendra après le tome 3 des Royaumes du Nord…

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  4. Je me suis ennuyée avec les Picasso, mais là je le prendrai pour les dessins; ils sont splendides.
    Sinon comme Goran, la grosseur des lettres fait du bien à mes yeux. (certains utilisent une petite police, pour être lus sur petit écran; mais une police plus grosse n’empêche pas du tout d’être lus sur smartphone.. le pire pour moi c’est quand le fond est noir.)

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