Les premiers maux lancent leurs premiers cris comme autant de signaux qui resteront lettre morte. Pozla est encore enfant et le faux-verdict tombe en se cachant sous le terme passe-partout de symptômes psychosomatiques. T’as mal au ventre ? Au fond de toi, ça bouillonne sévère ? Tu peines à maîtriser la vaste farce qui se joue dans tes entrailles ? Tu sens que tout se bouscule jusqu’à ce que ce soit Tchernobyl ou Fukushima dans tes tripes? On revisite alors la pieuse devise du Aide-toi et le Ciel t’aidera en l’adaptant à la sauce moderne : bref, fais du yoga et tout ira mieux en toi. Du mieux ? De l’apaisement? Du répit?
La douleur ne me quitte plus. Je zone de nuits étoilées en levers de soleil. Douleur profonde (… ) Entourage impuissant. (…) Et ce putain d’Alien qui me grignote à petit feu.
Non. C’est là. Comme une vieille bête sauvage que tu ne pourras jamais dompter seul. Comme un démon dévoreur bien trop grand pour toi. Maladie de Crohn. La messe médicale est dite. Le monstre intérieur a un visage fait de boyaux sclérosés et d’intestins en perdition. Le combat peut commencer. Le récit hospitalier se fera par feuillet, consigné compulsivement, frénétiquement à coups de crayons scalpels, faisant détoner les couleurs comme une belle giclée de sang et de pus.
Scientifiquement, ça vaut que dalle. Figure-toi que ce carnet est un puissant antalgique, mec! Il a le pouvoir d’absorber mes souffrances, de distordre le temps, d’effacer mon corps, de me transposer.
Hospitalisations à répétition, échanges avec le corps médical, trifouillage-découpage des viscères soldé par un tango diablement déchirant avec la douleur qui le mine et qui ne se met en sourdine qu’à coup de mort-fine. Les proches, leur force, leurs silences, leur humour, leur patience. Les médecins, leurs diagnostics, leurs pronostics, leurs antalgiques. Les hauts, les très-bas. Les maux souvent plus forts. Les mots en guise de trop modestes réconforts. Mais l’air de rien, au fil des crises, une grande œuvre se crée, un dossier médical d’un autre genre s’écrit entre spontanéité et besoin de s’ancrer dans une réalité difficile à saisir et sur laquelle il n’existe que peu de prises.
Le monde médical me glace, me terrifie, me paralyse. Cela vire à la phobie si j’intellectualise rapidement l’idée même d’y passer un certain temps. Ma seule main tendue vers lui se cantonne aux mauvaises séries TV hospitalières qui me font malgré tout fermer les yeux dès que ça devient peu ragoûtant et trop saignant. Je supporte mal l’idée de parler de ce milieu dont j’ai pourtant toujours entendu parler à cause de la profession de mes parents. Il n’y avait aucune raison, je dis bien aucune raison pour que cette BD finisse donc sur mes étagères. (Et la probabilité pour que j’adhère à un récit intestinal des plus tourmentés était probablement encore plus faible.) Et pourtant. Là aussi, le verdict est sans appel. Je crois que je tiens là une de mes grosses surprises-claques en matière de BD. (Merci peut-être à ma lecture estivale du très drôle et limpide Le charme discret de l’intestin de Giulia Enders qui m’a étonnée dans un tout autre registre.)
Cet album est une brique. Une brique qui vaut son pesant d’or. Un pavé. Un pavé qui s’effeuille. Un carnet de voyage en terres (in)hospitalières. Un carnet « crachoir ». Un carnet exutoire, salutaire et explosif. Est-ce bien utile de préciser qu’un album comme celui-ci déjoue toutes les attentes et les codes du genre et qu’en cela il offre au lecteur une œuvre aussi inattendue que grandiose ? Ce monument autobiographique savamment orchestré par l’auteur entre dans la sphère de l’intime, du morbide et dépeint les coulisses de la douleur et du chaos qui vous dévastent le corps et l’esprit. Cela pourrait être d’un ennui mortel, d’une impudeur agaçante, d’un graveleux facile. Mais ce serait sans compter sur l’immense talent de Pozla qui fait de son côlon un manteau, de ses intestins un corps instable et déchaîné, en perpétuelle révolution, jamais le même au fil des pages mais toujours prêt à lui réserver le pire.
Les choix graphiques sont d’une audace folle, notamment pour les croquis médicaux pris sur le vif, et le travail de la couleur a quelque chose d’absolument bluffant. (Je sais d’avance qu’ils rebuteront certains mais allez-y, quitte à bousculer vos habitudes de lecteurs…) Fort de sa variété visuelle et de cette grande diversité de ton, ce titre a la capacité de vous faire rire aux éclats tout en vous pinçant crûment, histoire de vous rappeler que le moyen d’apprivoiser cette belle saloperie passe aussi par l’autodérision la plus maîtrisée et cinglante qui soit. Une véritable démarche d’introspection qui tente aussi d’expérimenter toutes les solutions qui pourraient offrir quelques clés, quelques pistes vers une possible guérison. Un témoignage aussi drôle que touchant, un portrait d’homme dans toutes ses faiblesses et ses forces, servi par des anecdotes d’un réalisme criant ou d’un puissant délire. Une petite merveille impertinente qui côtoie allégrement les hautes sphères de l’excellence.
Le billet coup de foudre de m’sieur Jérôme (oui, ça te surprend toi qu’on ait ressenti la même chose?) et celui de Dame Mo.
Une lecture que je partage pour LA BD de la semaine avec Yaneck. Les participants se retrouvent aujourd’hui chez ma Noukette.

Chez Noukette
Carnet de santé foireuse – Pozla
Hors COLLECTION
Prix spécial du jury à Angoulême
Septembre 2015
34.95 € / 368 pages
ISBN :978-2-7560-6639-4
Il est dans ma bibliothèque, je dois avouer moins d’enthousiasme mais je vais le relire, ses souffrances m’ont fait mal.
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Il est très fort pour les évoquer et les transmettre à ses lecteurs. Sans être dans la complainte pathétique, juste avec beaucoup d’humour et de sang froid. Trouver le bon ton n’est pas évident et il y parvient.
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Un album que j’ai vraiment apprécié. La qualité du témoignage et l’inventivité dont l’auteur a fait preuve pour mettre en mots – et surtout en images – son expérience de vie… j’ai lu presque d’une traite le récit. Un beau cadeau que m’avais fait Jérôme car sans lui, je crois que j’en serais encore à buter sur ce visuel de couverture atypique !
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Jérôme t’a fait un très beau cadeau. Et j’aime d’autant plus le fait que ton commentaire sur le dessin vienne renforcer mon billet. Il faut parfois oser se laisser surprendre. Mais ce n’est pas évident.
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Merci de cette perspective de lecture !
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Ah mais je t’en prie cher Hervé !
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j’avoue que de prime abord je n’ai pas envie de me précipiter dessus, mais force est d’avouer que ce que tu en dis est hyper fort!
merci pour cette découverte que je range pour le moment dans un coin de ma tête, jusqu’à être prête à l’en sortir 😉
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Et attends de (re)lire l’article de Jérôme et cela achèvera de te convaincre…
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Les couleurs fusent… comme la douleur.
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Un feu d’artifice singulier et décapant.
Et un format BD qui étonne, par la même occasion.
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Comme toi, je ne pense pas que cette BD m’attire mais, bon, ton enthousiasme me fait douter.
On ne sait jamais…
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Il y a dans sa manière de raconter, de dépeindre, de nous faire rire une force incroyable. Il ne faut pas passer à coté de ce titre. (Mais j’avais bien dans l’idée que les réserves graphiques arriveraient vite, j’ai eu les mêmes, estompées dès les premières pages.)
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Ouf, ca secoue !!!!
Merci pour cette découverte.
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Ça bouscule comme il faut en effet !
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Vais le lire aussi, vos billets et l’avis dithyrambique de ma libraire Camille (si si , si c’est pas un signe !) qui ne jure que par cette BD ! Bref il me la faut je crois :-p
mille bises ma belle ❤
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Si une Camille, libraire de surcroît, le dit, je ne peux qu’aller dans son sens…❤
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Exactement keske je me suis dit 😉
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Encore une bien belle présentation et découverte chère Moka 🙂 Comme beaucoup je crois, le style des dessins me semble un peu trop « explosif » pour mes petits yeux et le sujet plombant. Mais j’aurais tendance à te faire confiance aveuglément!
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Cela me fait très plaisir. J’ai eu la même démarche en suivant les conseils de mon libraire enthousiaste et je ne le regrette pas une seule seconde. Bises Laeti !
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Je lis ton billet, j’ai encore en tête celui de Jérôme et de Mo’… je l’ai feuilleté plusieurs fois en librairie… et non, pour l’instant non. Je n’adhère pas au dessin, quant au propos… Je ne sais pas, peut-être le côté médical ? Autobio ? Je ne me précipite pas mais je garde l’idée dans un coin de ma tête, sait-on jamais 😉
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J’ai bon espoir que tu finisses par y venir malgré tout. Je crois en toi.
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J’aurais de très bonnes raisons de le lire, mais je l’ai feuilleté et c’est le graphisme qui me rebute.
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Soit, je ne peux pas lutter…
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Voilà un titre que j’aurais été tentée d’éviter …
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…mais que tu liras je l’espère. ^^
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Pourquoi vu ton enthousiasme mais j’avoue que comme beaucoup ce n’est pas un album vers lequel je me serais précipitée.
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Ton billet donne envie et les dessins semblent intéressants, tu es tentante
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Contente que tu aies envie de te laisser tenter. ^^
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Très elle chronique, ravi de partager cette lecture avec toi ^^
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Merci Yaneck. ^^
(Il faut dire que nous avons ciblé là un titre de très très grande qualité.)
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J’ai été fasciné par sa façon de retranscrire la douleur. Et puis son propos plein d’autodérision sur un sujet aussi plombant ne pouvait que me plaire.
Ravi, ravi, ravi que tu l’aies lu et apprécié 😉
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Je me doutais que nous partagerions le même enthousiasme sur ce titre. Ton article est très beau d’ailleurs.
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Je ne me serai jamais tourné vers cette BD mais ton avis coup de coeur me force à regarder plus avant les dessins et franchement on sent ce sentiment d’exutoire dont tu parles, et rien que pour ça, pour cette originalité, car moi non plus je n’aime pas le monde des hôpitaux, je pourrais m’y intéresser =)
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Le graphisme est… spécial.
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Moi aussi j’ai du mal avec le milieu médical et c’est presque une phobie, je crois bien que j’y ai passé trop de temps mais remarque déjà avant c’était déjà comme ça. Je me rappelle du billet de Jérôme que j’avais déjà mis dans vos billets tentateurs (et j’y rajouterais le tien, tentations 2015) d’un côté cela m’effraye (parce que cela se rapproche justement de mes propres problèmes de santé qui ne sont pas les mêmes mais disons de la même famille) et que cette illustration de la douleur est très forte et forcément effrayante… Je tenterais peut-être mais c’est pas sûre ;0)
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