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Les échoués – Pascal Manoukian

Virgil a dans la voix les chants traditionnels de la Modalvie laissée derrière lui. Assan a fui le ciel de Somalie en renonçant à la Foi, abandonnant le croyant qu’il n’est plus. Chanchal, effeuille les roses bien loin de son Bangladesh natal. Iman a sept ans et a quitté son pays puisque malgré son jeune âge, sa culture lui rappelle qu’elle est une femme avant même de lui laisser le temps de le devenir. Iman a sept ans et ses lèvres seront cousues de paille, pansées par la terre de son pays en attendant qu’un homme daigne ouvrir cet ignoble présent mutilé dans les hurlements et la douleur.

Des hommes alignés sur la même ligne de départ mais pas sur la même piste. Certaines minées d’obstacles obligeaient à des détours sans fin, d’autres arides et escarpées conduisaient droit à l’exil, d’autres encore, lisses et goudronnées comme la sienne, à des vies sans surprise.

Ils ont échoué sur ces pages comme d’autres échouent sur le rivage. Des Œdipe qui ont vu leurs yeux crevés par l’absurdité d’un destin qui les engloutit en leur promettant l’ailleurs meilleur, l’Europe comme une terre de « mieux vivre. » Manoukian leur donne un nom, un visage et dessine dans nos esprits des corps battants qui ne sont pas ceux gorgés d’eau des tristes unes des journaux.  Ces personnages sont des échoués qui refusent l’échec, prêts à tout pour vivre coûte que coûte. Incessamment baladés par des vagues d’angoisse, d’inquiétude, d’espoir, de rencontres lumineuses et sordides, constamment ballottés par des vagues de bien-être qui polissent les blessures, des vagues de cruauté qui ravivent les douleurs, des vagues de bêtise qui enlisent ces détresses qui n’ont rien d’ordinaire. Les échoués est l’histoire de ces vies qui comportent bien trop de si pour être sereines.

Daria s’accordait un de ces moments d’égoïsme qu’il faut savoir s’accorder si on veut pouvoir continuer à supporter les renoncements.

Un premier roman d’une force rare qui ne ménage pas son lecteur. Si quelques pages aux élans poétiques vous insufflent quelques  bouffées d’oxygène, d’autres comme des vagues qui vous submergent, vous coupent le souffle et vous étouffent en vous serrant la gorge. On fronce les sourcils, on grimace, on déglutit difficilement. Si la fiction s’en mêle, sa cruauté réaliste vous rappelle que ce qui est écrit n’est pas le pur produit de l’imagination, et que ce que ces Hommes vivent s’endure au quotidien, telle une routine scandaleuse et inhumaine.

Les négriers n’avaient plus besoin de razzier les villages comme au XIXe siècle. Les candidats à leur propre malheur se battaient entre eux pour rejoindre usines et chantiers, enfournés par milliers à l’arrière de camions, dans les cales de rafiots ou à l’intérieur des conteneurs. Et cet esclavage-là, aucune loi n’arriverait à l’abolir.

Cependant, si l’on lève le voile sur ce monde hiérarchisé sans foi ni loi, si l’on raconte ces parcours sans en taire les plus sales rouages, ce livre sait aussi merveilleusement conter des instants radieux et de belles histoires d’hommes livrés à eux-mêmes dans un ailleurs qui n’est pas à la hauteur des espoirs qui les guident. Je relirai ce livre autant de fois qu’il le faudra, pour le plaisir et l’émotion provoqués par ces instants partagés au bord de la mer, moment hors du temps, pour m’émouvoir encore de cet humanisme étincelant qui rassemble les hommes.

Certes, l’œuvre de Manoukian raconte l’ignoble, mais elle rend aussi formidablement compte de la beauté de ces mains tendues pour relever l’homme humilié et la femme meurtrie dans leur dignité. Dès lors surgit du sordide, un amour de l’humanité, comme la plus belle façon de résister à ceux qui véhiculent des idées sur une situation dont ils ignorent les enjeux et les mécanismes, comme le remède douloureusement insuffisant pour apaiser les cris de ceux qui se tairont à jamais.

La certitude que tout ce qui n’était pas partagé perdait beaucoup de goût.

Une lecture qui m’a renvoyée aux émotions qui m’ont tiraillée en découvrant le merveilleux Ederlezi de Velibor Colic cet été durant mon périple roumain. De l’écœurement au sublime, de l’impuissance à la beauté de l’espoir, Manoukian signe avec humour et gravité, un titre inoubliable, un grand texte qui se doit de réveiller les consciences et les Hommes.

L’article de Jérôme, parrain de l’opération Priceminister, de mon Petit carré jauneNoukette , Charlotte, La Fée lit… (Et tant d’autres.)

8/6

Les échoués – Pascal Manoukian

Éditions Don Quichotte

ISBN :978-2-35949-434-1

304 pages / 18.90€

Août 2015

Rentrée littéraire 2015 – PriceMinister

 

 

48 réflexions au sujet de « Les échoués – Pascal Manoukian »

  1. Magnifique ton article… Je te cite : « Ils ont échoué sur ces pages comme d’autres échouent sur le rivage. Des Œdipe qui ont vu leurs yeux crevés par l’absurdité d’un destin qui les engloutit en leur promettant l’ailleurs meilleur, l’Europe comme une terre de « mieux vivre. »  » Ouaou !

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    1. Merci. (Décidément que de merci avec ces commentaires…)
      Comme tu le dis, ce texte m’a touchée comme rarement la littérature contemporaine a su le faire. Et le sujet me touche tellement que je mène un gros projet avec mes 3e. Et que du coup, ça résonne bien fort, bien loin.

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      1. Oui c’est sûr! J’espère que ça va leur plaire en tous cas 🙂 ça leur fait découvrir un peu de littérature contemporaine qu’ils n’auraient sûrement pas découverte d’eux-même en plus.

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  2. Déjà, tu m’as fais confiance en choisissant un titre de ma sélection (je n’en attendais pas moins de toi, mais quand même). Ensuite, tu tombes en amour pour ce texte (rien de plus logique, mais quand même). Enfin, tu trousses un billet qui m’enchante et me laisse baba d’admiration (ce qui ne me surprend pas, mais quand même).
    Bref, chapeau bas m’dame Moka ❤

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    1. Je crois que tu as choisi là LE titre qu’il me fallait pour cette rentrée littéraire que je suis habituellement de loin. Te faire confiance dans ce domaine était/est d’une évidence sans nom.
      Je suis d’autant plus fière d’avoir rempli ma mission en pondant quelques lignes qui te touchent.
      Bref, merci à toi aussi. Je signe quand tu veux pour te suivre aveuglément dans une sélection livresque. Mais, ça non plus, ça ne te surprendra pas. ❤

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