
Inutile de passer machinalement votre main sur la couverture, de souffler sur ces lettres qui échappent à notre regard. Le sable et la poussière ne sont en rien responsables de cette disparition lente et insidieuse.
Alors ce serait donc cela l’oubli ? D’abord le temps qui file, des mots, puis des souvenirs et enfin des visages qui perdent tout leur sens et toute leur chair.
« Si tu viens avec moi, c’est le vrai sérieux. Je veux une bébé fille who’s called Lilie and une maison blanche dans la Normandie pour manger le camembert toute la vie. «
Quand Florent part sur un coup de tête retrouver sa belle anglaise, il n’a qu’une seule certitude: il ne peut pas laisser filer cette fille aux yeux clairs et sait très vite que cette demoiselle sera la mère de ses enfants.
Les promesses portées par cet amour fulgurant sont tenues. La petite fille a les mêmes yeux que sa mère mais son teint pâle et sa blondeur sont le seul éclat lumineux toléré dans cette journée si terne. Accrochée à son père, Lilie jette une poignée de terre dans ce trou béant qui engloutit l’être cher, la pluie et les larmes, pour un adieu à celle que la Mort laisse filer à l’anglaise.
Des gestes tendres, un quotidien à apprivoiser, des pleurs qu’il s’interdit, des larmes qu’elle s’autorise, un ciré jaune, quelques pièces glissées dans la main pour acheter un soda, une traversée en mer. Lilie a cinq ans et la vie devant elle.
« Chacun conserve son passé à sa manière »
Le vent se lève, la mer s’agite. Et comme pour faire corps avec les désordres climatiques, voilà que le récit explose, que les cases s’affolent. Dans le miroir, Florent n’a plus le visage du veuf à l’aube de la quarantaine qui a encore assez de temps et d’envie pour s’accorder une autre vie. Un coup d’œil furtif et autant d’années écoulées en une fraction de seconde. Les rides et les tourments ont creusé son visage, chaque sillon sur sa peau fragile raconte silencieusement le chaos dévastateur laissé par l’absente et souligne sans ménagement le désastre acide d’une relation tourmentée avec celle qui reste.
Dans un va-et-vient troublant, quasi vertigineux, entre l’insaisissable passé douloureux et le présent instable, le lecteur est plongé dans les méandres de l’esprit d’un homme dont les souvenirs le fuient. Entre obsessions lancinantes et colère indomptable, le héros n’est plus que la proie d’un esprit qui se joue de lui et tue à petit feu ces instants précieux qui n’ont plus le droit de lui appartenir. Privé de mémoire, privé de l’amour de sa vie, Florent n’a plus que Lilie. Il ne cesse de chercher, d’appeler, de réclamer celle qui passe pourtant si souvent le voir en essayant de ne pas perdre patience. Une vie faite de rendez-vous manqués, de départs précipités, de prises de conscience tardives.
« Les restes de ma vie. Des lambeaux. »
Il était loin d’être évident de traiter un tel thème sans tomber dans une petite routine pleine de clichés, dans un jeu répétitif sans subtilité ni envergure. Il semblerait que cet écueil ait été évité avec brio par le duo Marie-Bonneau. Quand l’un vous donne une leçon d’écriture en faisant voler en éclat la narration (parfait reflet du trouble qui s’empare de Florent), l’autre vous saisit par la justesse de son trait et l‘originalité de son univers. Le crayon griffonne des contours fragiles et le fusain noircit les cases, estompe ou crée des frontières entre les êtres. Les flous et les ombres n’annoncent rien de bon et quand le trait se veut plus affirmé, il révèle de sublimes pages qui disent tout le talent de Laurent Bonneau. Une lecture délicate et chargée d’émotion et une histoire au point de vue singulier qui entraîne son lecteur sur le chemin de l’oubli. Voyage en Alzheimer, ou comment trouver sa place sur une route enrobée de brume qui ne cesse de s’atténuer un peu plus à chaque pas.
Un livre à confier à ceux et celles qui seront de « ceux (me) qui restent ».
Les billets d’Yvan, de Jérôme, Noukette, Livresse des mots et de Yaneck.
Ceux qui me restent
Damien Marie et Laurent Bonneau
Collection Grand angle
ISBN : 978-2-81893-188-2
Prix : 21,90 €
Pour vos oreilles : Everybody’s Gotta Learn Sometimes


Très bel article, bravo Moka. Très très bien écrit. Tu as envoyé ton lien au scénariste? Il adore en faire la promo ^^
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Non, je ne l’ai pas fait. Merci Yaneck en tout cas, je sais combien cette BD te tient à coeur.
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Elle m’avait bouleversée cette BD là en septembre dernier…
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Coup de coeur absolu pour moi ! La claque !
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Tu en parles magnifiquement. Cet album restera un de mes coups de cœur de l’année.
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Cela ne m’étonne guère. Un très beau titre…
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J’ai déjà noté ce titre et l’ai mis sur ma liste au Père Noël 🙂
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Quelle riche idée… 😉
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Je viens de le finir : ouah ! J’en parle mercredi.
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Très bon choix pour LA BD de la semaine. Il sera question de Soucoupes pour moi.
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ta chronique est magnifique, quelle belle écriture tu as pour un aussi bel album. Cela me donne tellement envie. Merci
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Ma très belle découverte de cette année. La meilleure, la plus intense, la plus forte…
Quel bel article, comme toujours…
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je l’ai mis sur ma liste au Père Noël 😉
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Excellent choix !
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