Et mon coeur fait boum·Neuvième art

Le Singe de Hartlepool Lupano & Moreau

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Pleine mer. La houle fait son travail et connaît son rôle à la perfection. L’océan n’est pas le seul à jouer les instables puisque les hommes s’offrent comme ils peuvent leur part d’Histoire, plongés dans la torpeur des guerres napoléoniennes.

Sur le pont deux moustachus en costume couvrent de louanges leur passé dans « le commerce d’ébène » et évoquent avec nostalgie « la belle époque » désormais révolue de l’esclavage. Les clichés vont bon train et les discours pourraient donner la nausée si le mal de mer ne s’en chargeait pas lui-même. A bord, peu voire pas de distraction et autant dire que Nelson, singe revêtu d’une tenue de soldat français trop grande pour lui, est le bouffon idéal pour ces rois de la guerre sordides à souhait.

« Ces satanés humanistes, toujours à nous empêcher de travailler, à nous coller des Droits de l’Homme partout, y compris chez les nègres! Croyez-moi, on ne mesure pas encore le mal que le soi-disant siècle des Lumières a fait à l’idée de grandeur nationale. »

A deux pas de là, une petite frimousse blonde fredonne un air familier que sa grand-mère lui chantait dans une enfance pas si lointaine. Erreur suprême, faute impardonnable, ce jeune garçon chantonne en anglais et ces quelques couplets sonnent comme une ultime provocation. Comme pour amuser la galerie et mettre un peu de piment dans un quotidien lassant, il est jeté sans pitié ni vergogne par-dessus bord. Une condamnation gratuite dictée par l’ennui et la bêtise.

Coup de tonnerre, coup de théâtre, au même instant, le ciel se déchire et les vagues engloutissent le bateau et son équipage…Le lendemain, sur le rivage d’Hartelpool, deux survivants frôlent la terre anglaise. Nelson et le jeune mousse. Quand l’un se fond dans un groupe d’enfants du coin en essayant de masquer comme il peut ses origines, l’autre -le pauvre petit Nelson – est séquestré par les habitants du village qui voient en lui l’occasion de se venger de ces français qu’ils détestent tant. Ces imbéciles en soif de spectacle appellent en masse à la condamnation du « soldat français ». En Grand Seigneur, triste et méchant homme, le maire accepte un procès. Une grotesque parodie de la justice commence laissant au lecteur un goût amer

Jérémie Moreau

J’ai découvert Lupano avec Ma Révérence et Les Vieux fourneaux en savourant ses bulles jubilatoires et ses histoires drôles et haletantes. Cette fois, ce sont les pages d’une fable grinçante et sombre qui se referment ici avec une constante notoire chez Lupano: celle de signer des œuvres aux répliques truculentes à travers un scénario solide et de grande qualité.

Quant à Jérémie Moreau, dont je ne connaissais que le joli minois aperçu à Saint Malo, c’est pour moi une très belle surprise longtemps différée. Un artiste que je compte bien suivre de près. (Hâte de lire Max Winson) Voilà un trait fin qui fait naître de sacrés personnages aux gueules d’ange ou de monstre. Les dessins saturés de nuances de gris retranscrivent à merveille l’atmosphère et le climat si particulier des côtes anglaises. Chaque personnage a le corps qu’il mérite et les silhouettes sont le parfait reflet des discours qu’ils tiennent : les horreurs sont dites par des bouches édentées, des cerveaux vides et des gros bras. Les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on désigne et montre salement du doigt.

Au fil des pages, une vraie satire sociale s’installe. A l’instar des grands fabulistes ou moralistes d’un autre temps, Lupano et Moreau s’inscrivent dans une tradition littéraire qui place l’humour comme arme de dénonciation. Personnages caricaturaux grouillant dans leur petite vie médiocre (le cul de jatte est un délice d’horreur), hommes aux rancœurs nauséabondes, complaisance dans la bêtise, ni les mots, ni les situations, ni les coups de crayon n’épargnent les hommes. On ne refermera pas cette magnifique BD d’une intelligence indéniable sans y laisser quelques frissons d’effroi et d’émotion. Un vrai coup de cœur pour un travail brillant avec juste ce qu’il faut de piquant.

 

Le blog de Jérémie Moreau.
Le blog de Wilfrid Lupano.

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33 réflexions au sujet de « Le Singe de Hartlepool Lupano & Moreau »

  1. Écoute, si tu te lances dans ce projet, je deviendrais volontiers une petite souris pour profiter des échanges induits par la lecture. Ce pourrait-être une expérience intéressante à partager sur ton blog aussi **sifflote** 😀

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