L'Art du Roman

Suite à un accident grave de voyageur Eric Fottorino

 » Nos vies ont pris un peu de retard. A cause de trois détresses qui n’ont jamais existé.« 

Trois corps, trois courts instants, trois fracas sourds d’une violence saisissante. Trois instants d’abandon sans retour, sans appel, sans pardon. Un moment de flottement,  un signal sonore et une voix qui retentit, impassible et indifférente dans les longs boyaux souterrains de la capitale.  » Suite à un accident grave de voyageur… » Derrière cette précaution de langage, des drames qui nous parviennent enrobés d’euphémisme. La foule, réduite à l’immobilité forcée, se fige, attend, grogne, émet sa complainte égoïste. Les langues se délient et deviennent souvent plus odieuses que compatissantes. Les hommes pressés s’offusquent de cet imprévu dans leur petite vie bien réglée et les masques du quotidien tombent laissant l’inhumanité éclater et se répandre salement.

« N’ayez pas peur et circulez, vous n’avez rien vu. Parade grossière. Ce sont les morts ignorés qui marquent les esprits au plus profond. »

La littérature génère des héros ou des ratés qu’elle inscrit dans les mémoires des lecteurs, dans le souvenir des Hommes. A travers la plume de Fottorino, elle sait aussi mettre en lumière les anonymes, ceux que tout destine à l’oubli. En bien peu de pages, l’auteur pose les jalons d’une réflexion sur une société individualiste qui ferme les yeux ou tourne le dos à tout ce qui unit les êtres. Avec beaucoup de finesse, il sème ses interrogations sans se positionner pour autant en donneur de leçons. L’idée est de nous interpeller et de nous confronter à ses questionnements.

 » « Il y a une mortalité terrible chez les sentiments. » Nous ne sommes pas coupables, nous sommes incapables. »

Ses mots sont aussi l’occasion de briser le silence des témoins bouleversés, à jamais marqués par ces suicides au milieu de la foule. La polyphonie des discours accorde une place à bien des points de vue. Ceux qui ignorent, méprisent, déplorent. Ceux qui se taisent, gagnés par l’émotion, ceux qui encaissent le choc, ceux qui – comme lui – voudraient comprendre.

La plume est incisive, parfois même corrosive et piquante. D’autres fois, elle se fait douce et glisse sur le papier en nous offrant des passages d’une beauté percutante. Et autant dire qu‘il faut bien du talent pour aborder un tel sujet avant tant de grâce et de beauté.

« Nous formons une galerie de masques. La fatigue est notre maquillage. La lassitude est notre habitude. Nous avançons dissimulés. Masques pour ne pas voir. Masques pour ne rien connaître de la misère des autres, de sa souffrance, de son désarroi silencieux. Masques craquelés par la sécheresse de nos sentiments. Surtout ne pas accrocher nos oreilles aux plaintes, ne pas accrocher nos yeux aux regards perdus. On porte nos masques comme on porte malheur. Masques de mauvais œil. Masques grimaçants. Masques de je-ne-veux-pas-le-savoir. Masques de je-n’ai-rien-à-vous-dire. Masques de morts-vivants. Mascarades. »

Une très belle lecture que j’ai le plaisir de partager avec Laurie. Merci d’avoir fait resurgir ce texte magnifique de ma gigantesque PAL.

Les billets enthousiastes de Jérôme, Noukette, Clara, Fransoaz. et Philisine Cave.

Suite à un accident grave de voyageur Eric Fottorino.

Gallimard, 2013

ISBN: 978 2 07 014064 0

62 p/ 8€20

22 réflexions au sujet de « Suite à un accident grave de voyageur Eric Fottorino »

  1. J’ai raté récemment une rencontre avec l’auteur, j’étais un peu déçue, mais on ne peut pas être partout (j’étais partie à une expo ..). J’aurais aimé discuter un peu avec lui de ce livre là précisément, j’ai vécu la même situation, j’en suis restée assez marquée.

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  2. C’est un roman coup de poing, un de ceux qui font réagir parce qu’ils permettent avec douceur de faire sauter de nombreux verrous. Merci pour le lien et bravo pour ton article élogieux. Bonne journée.

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    1. Alors justement, ce n’est pas un livre qui fait pleurer bien au contraire. Ce n’est pas une nouvelle bien que cela en ait la longueur. Plutôt une réflexion menée sur trois faits divers. Et quelle plume !
      Hâte de lire ton avis.

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